mardi 28 février 2012

GASTON PICARD & SES PETITES REVUES

C'est avec quelques regrets que nous abandonnons - le temps de découvrir d'autres numéros - L'Heure qui sonne et son fondateur, Gaston Picard. Mais pour ne le point quitter trop abruptement, donnons-lui, l'espace d'un message, la parole. Comme beaucoup d'autres directeurs de revues, il répondit à l'enquête de Maurice Caillard et Charles Forot sur "Les revues d'avant-garde" que publia Belles-Lettres dans son épaisse  - puisque quintuple - livraison de décembre. Voici sa réponse :
Photographie, par Delbo, du buste de Gaston Picard réalisé par Chana Orloff (Musée municipal, Le Touquet)
GASTON PICARD
Quelle enquête serait plus intéressante ? Les petites revues composent le visage, l'âme de notre mouvement littéraire. C'est à feuilleter les pages poudreuses de la Vogue, de l'Ermitage, de la Plume, de bien d'autres, qu'on apprend à respecter et à aimer le rôle de l'écrivain. Personnellement je prends le plus charmant plaisir à lire Verlaine, Mallarmé, Charles-Louis Philippe dans les revues où ils firent leurs débuts. Et que d'heureuses trouvailles ! Je compte publier tout un livre sur les fascicules rarissimes qui enfantèrent le symbolisme. Un livre qui ne vaudra pas votre enquête, car celle-ci apportera au lecteur un supplément d'attraits avec les souvenirs des fondateurs, des directeurs. On en connaît, de ces souvenirs qui sont délicieux. Demandez à M. Georges Lecomte comment l'excellent président de la Société des gens de lettres dirigea autrefois la Cravache !

Après cela, faut-il que je vous entretienne de deux revues que j'ai fondées ? Il manquerait à mes souvenirs le recul. L'Heure qui sonne, L’Œil de Veau, mais c'est d'hier ! A mon témoignage les poussières font défaut.

Les tendances de l'Heure qui sonne, - pour répondre à votre questionnaire, - s'affirmèrent parallèlement au mouvement de Renaissance Française dont Robert Veyssié, directeur général de l'Heure qui sonne lors de la troisième série de ma petite revue, fut le promoteur ardent, ses tendances n'étaient pas mauvaises, qui défendaient la littérature dans ce qu'elle porte de vitalité purement nationale, et opposaient aux chapelles étroites une religion de la beauté qui permit à chacun de respirer à sa place dans le pays des Lettres. Incontestablement le Mouvement de Renaissance Française eut son influence. Je ne dis pas que nos hommes de lettres aujourd'hui s'en inspirent. Les chapelles sont nombreuses, et l'esprit tend à des forces d'universalité. On est cosmopolite, on pratique plusieurs langues avant de bien posséder la sienne. Quand même, je crois à la durée, sous des apparences bariolées, d'un idéal homogène. On ne se passe pas d'être né français !

L’Œil de Veau, que Roland-Manuel, le compositeur dont vous savez le talent, fonda avec moi, se présentait : revue encyclopédique à l'usage des gens d'esprit. Pas de tendance. De la fantaisie, - une fantaisie que j'appellerai livresque. Un humour dont notre collaborateur le bon maître Erik-Satie donnait le ton.

Je vous citerai, pour les collaborateurs de l'Heure qui sonne, Marcel Hervieu, venu à la revue dès la première minute, en qualité de rédacteur en chef, Robert Veyssié, déjà cité, Gustave-Louis Tautain, un disparu de Douaumont : Sylvain Royé, et notre cher Gabriel-Tristan Franconi, Jean Thogorma, le pauvre et glorieux Léon Deubel, Nicolas Beauduin, Pierre Laflèche, Jean Héritier, Jean Muller, Abel Léger, Albert Terrien, Berthe Reynold, Henri Allorge, Bernard Combette le conteur vigoureux de Des Hommes, Pierre de la Batut, Albert Erlande, Jeanne Nérel, et vous-même Charles Forot.

Sous le regard de L’Œil de Veau, - ce titre m'a valu bien des questions étonnées ! - il y avait, outre Erik-Satie et Roland-Manuel, Paul Lombard, Henriette Sauret, Francis Carco, Marcel Millet, Marcel Ormoy, Jean-Gabriel Lemoine, etc.

Voulez-vous noter que l'Heure qui sonne a paru de 1910 à 1912, que l’Œil de Veau a paru en 1912.

Un souvenir pour finir : l'impression, le tirage de l’Œil de Veau, revenaient, pour cinq cents exemplaires et sous couverture de couleur, à moins de trente francs. Je suis tenté d'ajouter, selon une formule qui sera de circonstance : c'était le bon temps !

Aujourd'hui le papier est cher. Le veau aussi. Je ne fonderais pas une revue - une petite revue - sans vider mon porte-monnaie au-delà de ses possibilités raisonnables. Cette cherté, au reste, nuit à des fondations qui seraient peut-être excellentes. Les revues sont beaucoup. Elles sont même trop. Mais il faut regretter que la vie chère retienne des esprits nouveaux de s'exprimer. Ils ont les revues des autres. Mais où est-on plus à l'aise que chez soi ? Rappelez-vous les revues dirigées par un seul. Dans un esprit très différent : les Taches d'Encre de Barrès et Sincérité, de Louis Nazzi.
(Belles-Lettres, 6e année, N°62-66, décembre 1924, p. 176-177)

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