L'ILE SONNANTE
N° 29 (Juin 1913)
[Date de publication : Juin 1913 - Couverture : Année (4e), Numéro, Date, Titre (en rouge), Sous-titre, Périodicité (Paraissant tous les deux mois), Sommaire, Prix du numéro, Adresses (Direction et Administration) - 2e de couverture : Titre, Adresse, Rédaction ("Le Mardi soir de 8 h. à 10 h. (Sauf du 1er Mai au 1er Octobre)"), Mentions ("Toutes les communications relatives à la rédaction devront être adressées à M. Michel Puy, 21, rue Rousselet, Paris (VIIe)" / "Tout ce qui concerne l'administration de la Revue (abonnements, mandats, demandes de numéros), devra être adressé à MM. Georges CRES et Cie, édit., 3, place de la Sorbonne, Paris (Ve)"), Direction (Tristan Derème, Roger Frène, Michel Puy), Comité de rédaction, Mentions ("Les auteurs sont seuls responsables de leurs articles" / "Les manuscrits seront retournés aux auteurs qui en feront la demande, mais l'Administration de la Revue décline toute responsabilité en ce qui concerne les manuscrits qui viendraient à être perdus ou détruits." / "L'Île Sonnante paraît 6 fois par an : les 1er février, 1er avril, 1er juin, 1er août, 1er octobre et 1er décembre."), Abonnement, Mention ("Les abonnements dont le montant sera recouvré par la poste seront majorés de 0 fr. 50.") - 3e de couverture : Page publicitaire pour "Georges Crès et Cie" (Collection "Les proses" / Publications de luxe) - 4e de couverture : Page publicitaire pour Georges Crès et Cie (Les Maîtres du Livre, collection d'ouvrages de luxe publiée sous la direction de Ad. Van Bever) - Bas de Page 143 : Gérant, Imprimeur - Page [144] : Page publicitaire pour "Georges Crès et Cie" ("Les poètes de notre temps" ; "Nos portraits : Nous tenons à la disposition des amateurs une série de Portraits de Paul Verlaine, Charles Baudelaire, Villiers de L'Isle-Adam, Remy de Gourmont, Emile Verhaeren, Maurice Barrès, Henri de Régnier, J.-K. Huysmans, Stendhal, Pierre Louÿs, J. Barbey d'Aurevilly, J.-J. Rousseau, Mme de Warens, etc., dessinés et gravés sur bois par P.-E. Vibert. Ces portraits tirés à 25 ex. sur vieux japon, à grande marge, signés et numérotés par l'artiste, se vendent séparément au prix de 20 fr.") - Pagination : 48 pages]
Michel Puy : Géographie de l'Île Sonnante, étude (p. [97]-103)
Marcel Martinet : Poème : Un chant, bien-aimée, un chant nouveau !, poème en vers libres (p. [104]-107)
Roger Frène : Le livre d'heures, récit (p. [108]-115)
Lucien Christophe : Action de grâces [poème en vers libres] (p. [116]-117) ; Art poétique (p. 117-118), poèmes (p. [116]-118)
Charles Callet : Le poème révélé (conte d'Irlande), conte [A Madame Paul Vulliaud, très respectueusement] (p. [119]-122)
CHRONIQUES
Tristan Derème : Chronique des Poèmes [Francis Carco : Chansons aigres-douces - (p. [123]-126) ; Fernand Divoire : Poètes (Bibliothèque des Entretiens Idéalistes) - (p. 126-131)], comptes rendus (p. [123]-131)
Louis Pergaud : Les Romans [Les Amours ennemies, par Lucien Rolmer (Figuière) - (p. [132]) ; Le Sursinge, par Edme Tassy (Sansot) - (p. [132]-133) ; Manuscrit trouvé dans une île, par Luc Durtain (Crès) - (p. 133) ; Le Mal de la Gloire, par Henri Allorge (Sansot) - (p. 133-134) ; Mémoires d'un Prisonnier, par Leonid Andreieff, traduit par Serge Persky (Fontemoing) - (p. 134-135) ; Memento : La Cure, par Léon Baranger (Crès) - (p. 135-136) ; Les Nuits, les ennuis et les âmes de nos plus notoires contemporains, par Ernest La Jeunesse (Perrin) ; Le Retour ou Mes Maisons, par Charles Morice ; Cent sonnets, par Pascalon - (p. 136).], comptes rendus (p. [132]-136)
Michel Puy : Les revues [Une revue nouvelle, La Gazette indépendante, fait une enquête sur le vers libre... ; En même temps que des vers de Camo, les Marges nous apportent un sonnet de Rémy Belleau, poète dont les œuvres sont trop oubliées... ; Les Cahiers d'aujourd'hui (avril) contiennent des dessins de Marquet et de Matisse. Léon Werth y parle d'Octave Mirbeau... ; A propos du livre récent de M. Roger Marx sur "l'Art Social", M. Tristan Leclère écrit dans la Vie (26 avril) : "Faire de l'école un lieu aimé ; mettre sous les yeux de l'enfant de jolies images, c'est déjà beaucoup"... ; Dans l'Arène, M. J. Devergie étudie une maladie du siècle, la statuomanie, et les Entretiens idéalistes consacrent leur n° d'avril à Ozanam qui n'a pas, je crois, de statue. Dans le Mercure, M. Georges Eekhoud entreprend de démontrer qu'on raille souvent à tort le langage belge... ; La Nouvelle Revue Française continue la publication du "Journal d'un milliardaire" de Valery Larbaud et la Phalange celle des lettres de la Brousse de Robert Randau ; la Phalange nous apporte en outre régulièrement depuis quelques mois une chronique des revues très soignée, due à Louis de Gonzague Frick et à Marc Brésil. ; Vers et Prose publie intégralement le beau drame de Maurice de Faramond : Diane de Poitiers, dont l'Île Sonannte donnait un fragment dans son dernier numéro. Le second n° du Gay Sçavoir est d'une tenue remarquable. Le Divan contient un article de Louis Thomas sur Tristan Derème. ; Enfin je signalerai dans les Soirées de Paris une suite d'articles d’Émile Zavie sur les journaux de Paris et des notes de Sébastien Voirol sur Paul Adam... ; Et dans les Bandeaux d'or (avril), M. Jouve parle de Jules Romains, M. Arcos de Duhamel, M. Castiaux de Duhamel et d'Arcos. J'ajoute qu'on ne peut suivre avec indifférence l'effort littéraire de MM. Romains, Vildrac, Chennevière et Varlet.], chronique (p. [137]-140)
R[oger]. F[rène]., M[ichel]. P[uy]., P[aul]. V[imereu]. : Notes, notes [Eugène Viala. - signé R. F. - (p. 140-141) ; L'Homme libre. - signé M. P. - (p. 141-142) ; Jeanne d'Arc et le Huron. - signé P. V. - (p. 142-143) ; La Nouvelle Édition Nouvelle - (p. 143)] (p. 140-143)
Document
"Géographie de l'Île Sonnante"
Est-il une science plus que la géographie propre à nous procurer ce bien-être physique qui naît de l'exercice de toutes nos facultés ? Tout d'abord, quand nous prenons contact avec ces cartes qui sont comme les symboles de cette science, elles ne proposent aucune limite à la spéculation. Comme des figures géométriques, elles présentent des constructions abstraites dans lesquelles l'esprit reste libre d'introduire les systèmes les plus divers.
Puis, peu à peu, comme des cercles ou des triangles qu'un artiste fait rentrer dans une composition décorative, ces constructions s'animent et revêtent chacune une vie particulière. Des noms familiers et lointains comme ceux des légendes agitent sur elles leurs sonorités émouvantes : PARIS, et l'on dirait qu'une aube en fleurs annonce la naissance de la ville-lumière, où des femmes graciles sourient aux rayons du jour et reçoivent sur leur chair les caresses d'un soleil doux, dans des attitudes puérilement amoureuses ; LONDRES : des brouillards s'élèvent rapidement comme les fumées de l'incendie dans un décor de théâtre, des sirènes menacent la ville, des cabs poursuivent des passants fantômes ; SINGAPOUR : sur des eaux illuminées, des jonques légères comme des libellules secouent leurs rames ainsi que des ailes frénétiques et bondissent près des wharfs où des coolies jaunes déchargent des ballots odorants ; MISSISSIPPI : une énorme masse liquide emporte des bateaux ivres, "porteurs de blés flamands et de cotons anglais", devant la fuite éperdue des terres plates et humides ; AFRIQUE : le sable est parsemé de poudre d'or comme la perspective des romans de Flaubert, des nègres peints par Dürer et par Rembrandt rient sous des cotonnades bariolées et, dans des masures splendides, des femmes aux yeux cernés, d'une beauté éclatante, font craquer sous leurs ongles le corps des petits poux semblables à des grains de pollen.
Enfin, pour qui s'approche davantage de la géographie et l'étudie plus longuement, l'initiation, comme il arrive dans toutes les sciences et dans tous les arts, lui enlève son mystère, mais la peuple de réalités et l'enfonce plus profondément dans la vie. Elle nous familiarise alors avec tout ce que l'univers renferme, tout ce que l'industrie des animaux et des hommes a créé. Des images précises se dressent devant nous, des chiffres, des statistiques nous sont révélés. Des fleuves sinuent en se livrant sous les feux du ciel à mille fantasmagories ; des hommes travaillent la terre ou obéissent à des sifflets d'usines ; ici la vigne monte aux branches de l'ormeau ; là les feuillages vert-de-gris des oliviers semblent suspendus au-dessus de la terre rouge comme la poudre sur les joues d'une coquette. Chaque pays a son aspect, ses races, ses produits ; le Dauphiné est fier de ses montagnes, la Toscane de sa langue et la Provence de son mistral ; Valence a ses oranges, Marseille sa bouillabaisse et Lisbonne les Lusiades ; et l'on ne peut parler de Venise sans voir la lagune, de Poitiers sans imaginer Notre-Dame-la-Grande ; en Californie, l'or n'est plus un métal précieux, de Kœnigsberg on expédie dans toutes les universités du globe les greffes de la morale kantienne et à Bar-le-Duc les places publiques sont pleines de gens qui préparent des confitures. En un mot, chacun, savant, explorateur, économiste, archéologue, industriel, gourmet, sait demander à la géographie les renseignements qui l'intéressent.
Dans ce vaste monde de prairies, de déserts, de villes et de doctrines, le géographe s'inquiète de situer l'Île Sonnante. Volontiers il se la figurerait sous un ciel clément, baignée d'une mer caressante, par 43° de latitude N. et 4° de longitude E. du méridien de Paris. Mais les documents bientôt le détrompent ; il s'étonne de la variété des sites et de l'étonnante diversité des climats. Dans son domaine étroit, cette petite île semble résumer la France tout entière. Elle ne possède ni fleuves terribles, ni emphatiques chaînes de montagnes. Tout au plus, aux confins de son territoire, croit-on apercevoir au loin la ligne bleue de hauteurs qui ressemblent aux Pyrénées : là coule une rivière capricieuse comme la Garonne, sur les rives de laquelle des jeunes gens fument la pipe en cherchant des vers assonancés et des escargots. Telle partie de l'île rappelle la Bourgogne et telle l'Île-de-France. Dans telle autre, d'une plage réfugiée dans une crique, on croit distinguer au large, ô mirage, les palmiers des petites Antilles. Ailleurs, se rencontre une région qui a des points communs avec la Franche-Comté : des gas de campagne, sur des communaux plantés de bouquets d'arbres, se font la guerre à coups de cailloux et d'échalas et se jettent sur leurs prisonniers pour leur arracher leurs bretelles et leurs boutons. Dans une autre région un patriarche rend la justice, sous un chêne celtique, en remplaçant les considérants par des apologues empruntés à l'ancienne Grèce. Ici, le nom de Wimereux donné à une province nous fait penser au port et au sourire de Boulogne. Là, dans une contrée montagneuse et d'une vive lumière, traversée par un torrent semblable à ce Viaur où Georges Tournefeuille se noya en pêchant la truite, sourdent les eaux et les instincts de la nature primitive ; c'est comme un parc de fraîcheur et de clarté.
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On tend aujourd'hui à prêter moins d'attention à la configuration physique d'un pays qu'à sa constitution politique, à son organisation sociale. Parfois de détestables considérations de morale ou d'intérêt, inspirées d'un esprit de chauvinisme exagéré, privent le géographe de l'impartialité si désirable dans la science à laquelle il s'est attaché. Il se laisse aussi influencer par les éloges que tel peuple s'accorde à lui-même et répète les louanges que certaines nations préparent sur elles-mêmes et répandent avec la même touchante désinvolture que des "prière d'insérer". Telle nation dont le nom semble témoigner de ses origines religieuses, fait un grand commerce de statues : chacun des habitants y a son effigie, qu'il fait mouler et reproduire à un grand nombre d'exemplaires et que tous s'évertuent à exporter dans les nations voisines. Telle autre nation, dont les indigènes passent leur temps à lancer des dards, est prosternée devant une branche de bois mort à laquelle elle donne le nom de sceptre. D'autres admettent un dogme, ici protestant, là social, plus loin scolastique. Toutes ces croyances s'entrechoquent et occasionnent de nombreux conflits que ne peut apaiser la nomination de deux ou trois empereurs dont tous les peuples sont vassaux, mais dont le pouvoir est purement idéal. Ces conflits sont si nombreux qu'un écrivain, nouveau Machiavel, qui a essayé d'en étudier la succession, a pu de leur observation tirer les éléments d'un cours de stratégie.
La nation dont nous nous occupons ici doit-elle à sa situation insulaire ses caractéristiques qui sont un grand désir d'indépendance et une naturelle modération ? Les nations voisines lui ont souvent reproché sa politique "juste milieu". Quelques-unes ne lui pardonnent pas de n'être point dirigée par des idées d'extrême-gauche, d'autres de ne point s'incliner devant les doctrines de l'extrême-droite. Mais son principe est que la doctrine se dégage des réalités et ne les détermine point.
On a dit que l'Île Sonnante était gouvernée par des duumvirs ; en vérité elle a à sa tête un triumvirat dont l'un des membres est plus spécialement chargé du pouvoir exécutif ; et en fait une assemblée plus nombreuse, qui pourrait être comparée au Conseil des Dix, prend la plus grande part dans la conduite des intérêts de cette petite république.
Faut-il faire grief à ce conseil tout entier, ou seulement à quelques-uns de ses membres, d'avoir refusé "d'admettre un système philosophique, moral et social ?" La réponse serait qu'un système philosophique, moral et social est une construction de l'esprit humain, et qu'il n'est pas trop de toute une existence pour l'échafauder.
Ce qu'il y a de plus important dans la vie, c'est le fait de vie lui-même. La science peut classer, énoncer des lois, pressentir des forces nouvelles, suivre de plus en plus près les relations de cause à effet. Mais aussi féconde que soit l'explication des phénomènes, même les plus complexes, par la physico-chimie, ce sera toujours un étonnement pour le savant de voir la matière s'animer. Même l'hypothèse Dieu acceptée, vérifiée, l'ordre d'une volonté suprême s'imposant à l'univers, le mystère demeure tout entier.
Qu'autour d'un monarque toutes les forces d'une nation se groupent et travaillent, admirablement coordonnées, cela ne signifie pas qu'à n'importe quelle époque la seule présence au pouvoir d'un chef héréditaire doive tout vivifier et entraîner une période de prospérité.
Qu'une classe sociale, longtemps dominée par les autres classes, fasse preuve d'une vitalité naïve et violente qui lui permette de faire effort pour s'élever et pour conquérir dans un pays une puissance de plus en plus grande, cela ne veut pas dire non plus que cette classe soit supérieure aux autres et qu'elle ait les vues, la discipline, l'indépendance nécessaires pour conduire le pays tout entier.
Dans tout système de gouvernement, il peut y avoir un point où les diverses institutions fourniront leur plein de travail utile. Mais, ce point, elles ne s'y tiendront qu'un moment. L'existence d'une nation est faite de secousses, d'efforts perdus et de fausses manœuvres, comme l'intelligence d'un homme ne fournit qu'un rendement infime au prix des idées, des projets, des impulsions qui ont traversé son cerveau.
Il n'est possible de se prononcer absolument pour aucun système social ni politique. Volontiers l'esprit va aux théories excessives, qui seules peuvent le satisfaire. Mais la réalité dicte des solutions moyennes et commande la modération. L'homme qui a la responsabilité du pouvoir ne connaît plus cette certitude dont s'enorgueillit le théoricien. Il n'est plus pour lui qu'une sagesse : c'est de laisser aller la vie, en s'appliquant à stimuler les forces morales les plus nécessaires et à ralentir les éléments qui, par un développement précipité, auraient action destructive.
On ne peut guère accepter qu'un homme, en prenant le gouvernement, explique des actes contraires à ses idées de la veille par ce fait qu'il est maintenant "de l'autre côté de la barricade". Ou alors il n'est plus question de gouverner, de servir des intérêts généraux, mais seulement de satisfaire des ambitions personnelles. L'homme d'opposition, s'il est sincère, doit se rendre compte que certains actes s'imposent à un gouvernement, quel qu'il soit. S'indigner, salir les individus qui sont au pouvoir, leur imputer les calculs et les vices les plus honteux, c'est un jeu de tout repos, un jeu auquel on gagne trop facilement pour mériter l'admiration.
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Cette passion d'aller aux opinions extrêmes, de se donner un système rigide, tient surtout à un manque de sûreté : c'est une plante faible, celle qui a besoin d'un tuteur.
L'homme qui, en face de toutes les circonstances, ne songe qu'à appliquer un système, nous fait penser à ce médecin qui traitait toutes les maladies par la saignée, à cet autre qui les prévient toutes par l'alimentation végétarienne.
A ces deux médecins, nous en préférons un troisième qui, causant sans avoir l'air de rien, observe son malade, et qui, d'après le teint, l’œil, l'expression du visage, l'attitude, pressent le siège et la cause du mal et est amené ainsi à concentrer son attention sur l'organe fatigué ou affaibli.
Tous nos jugements doivent procéder d'une certaine justesse d'esprit, d'un certain équilibre de la pensée, mais il doit y entrer aussi une part de divination à laquelle on ne supplée pas en recourant à une formule ou à un système.
L'homme reçoit des leçons de la vie et ne lui en donne pas. Etudier ce qui est, voilà notre première règle. En somme l'Île Sonnante adopterait volontiers comme principe cette proposition par laquelle M. Jules de Gaultier résumait un jour la philosophie de Nietzsche : "Il n'y a pas de forces au-dessus de la force." A défaut de solution pour tous les problèmes, elle offre un moyen pour en poser les termes et pour en préciser la donnée.
MICHEL PUY.