Voilà un document qui devrait ne pas laisser insensible tous ceux que l'histoire des petites revues passionne. La lettre d'André Ruyters à Jean Royère que nous donnons aujourd'hui ne se contente pas, en effet, d'associer deux des plus importantes publications périodiques de l'époque ; elle annonce aussi, sans la nommer encore, la création d'une troisième, qui s'imposera comme la revue-phare des trente années suivantes.
Le belge André Ruyters (1876-1952), qui sera naturalisé français quelques mois plus tard, avait repris, pour sa quatrième année, la direction d'Antée, fondée en juin 1905 par Christian Beck et Henri Vandeputte. Mais la nouvelle série vécut le temps d'un unique numéro daté du 15 janvier 1908. La Phalange, plus jeune d'une année, connaîtra une vie plus longue, mourant à la veille de la première guerre pour ressusciter quelques années avant que n'éclate la seconde. Lorsque décède Antée, la revue de Jean Royère (1871-1956) n'en est donc qu'au tiers de son existence ; elle a, toutefois, déjà su s'imposer comme une des plus intéressantes et des plus riches. Le néo-symbolisme de son directeur n'y est pas dogmatique et fait une large place aux tendances diverses, accueillant aussi bien en ses sommaires les auteurs de la génération de 1886 que les écrivains nouveaux.
Il semble qu'à la fin février 1908, les directions des deux revues se soient rapprochées, puisque dans son n° 21, du 15 mars, Jean Royère inscrit, sur le deuxième plat de couverture, les lignes suivantes :
"A la date du 15 Mars 1908, la Revue'ANTEÉ'a fusionné avecLA PHALANGELa Phalange servira les abonnés d'Antée jusqu'à expiration de leur abonnement et consacrera une place importante à la Chronique de Belgique. Les anciens collaborateurs d'ANTÉE seront chez eux à LA PHALANGE."
La mention de la fusion figure également sur le quatrième plat et sera maintenue aux deux endroits durant toute l'année 1908.
Les choses, pourtant, semblent n'avoir pas été si simples. C'est ce que nous apprend la lettre qu'on va lire :
Paris, le 11 . III . 08
Monsieur,
Lorsqu'il y a une quinzaine de jours, Mr Francis Vielé-Griffin vous annonça qu'Antée cessait de paraître, vous avez bien voulu nous offrir d'assurer le service de la Phalange aux abonnés de la défunte revue et d'ouvrir à deux battants à nos collaborateurs les portes de votre maison. C'était là une proposition généreuse et dont nous n'avons pas manqué d'être touchés - je viens cependant vous demander aujourd'hui de n'y point donner suite. En effet, mes amis et moi avons dessein de former une nouvelle revue qui sans être la résurrection d'Antée en constituera néanmoins le prolongement logique, attendu qu'elle sera l'organe du même groupement et obéira à la même direction. Dans ces conditions, la question d'une fusion entre la Phalange et feu Antée tombe d'elle-même et il ne nous reste plus qu'à vous remercier de la bonne grâce avec laquelle vous avez bien voulu vous mettre à notre disposition : veuillez [lecture incertaine] être assuré au demeurant que notre sympathie et notre concours vous demeurent acquis.Recevez, Monsieur, l'expression de mes sentiments les meilleurs.
A Ruyters
22 rue d'Antin
Pour Ruyters, la fusion n'apparaît plus si urgente, ni même souhaitable. L'avait-il envisagée vraiment ? La lettre laisse entendre que c'est Francis Vielé-Griffin, collaborateur régulier des deux revues, qui prit contact avec Royère. On n'imagine mal cependant que le directeur de la défunte Antée ne fût pas tenu au courant de cet échange. Il y avait là une belle opportunité à saisir, pour une revue comme La Phalange, d'asseoir son influence et de développer son audience, notamment en Belgique. Ruyters lui-même ne perdait pas à l'arrangement : il économisait le remboursement des abonnements à la nouvelle série, et gagnait, avec les collaborateurs d'Antée qui l'auraient souhaitée, une tribune dans une revue de jeunes de plus en plus lue en France. L'invitation lancée par La Phalange est explicite et l’œillade en direction de la Belgique, ostensible : on annonce la création prochaine d'une chronique entièrement consacrée aux lettres belges. Pourtant, cette dernière ne vit pas le jour ou fit long feu. Il y eut bien, ponctuellement, rédigées par Maurice Gauchez des "Lettres de Belgique", mais qui furent plus rares que les "Lettres Anglaises" ou "Allemandes". En outre, les collaborateurs d'Antée, à l'exception de ceux qui participaient déjà aux deux revues, n'honorèrent pas l'invitation de La Phalange. Ruyters en tête. Ce dernier en donne l'explication dans sa lettre : il est question de fonder une revue nouvelle dont la rédaction sera composée d'anciens d'Antée. Aucun titre n'est encore mentionné, mais on comprend que l'idée de la Nouvelle Revue Française est, dans l'esprit de Ruyters et de ses amis, prête à vagir. Son premier cri se fera entendre le 15 novembre 1908. La naissance un peu tardive explique probablement que La Phalange ne cessât pas d'annoncer la fusion avec Antée sur ses couvertures, bien qu'elle ne dût concerner que les listes d'abonnés, et non les rédactions ou les administrations des deux revues. "Inutile de vous dire que la 'fusion' d'Antée avec La Phalange n'existe que sur la couverture de cette dernière ; aucun de ceux qui s'intéressent à Antée n'a suivi le mouvement qu'a taché de provoquer Griffin", écrivit Gide à Christian Beck, le 6 avril 1908 (Mercure de France, n° 1032, août 1949, p. 626, citée dans Jean Royère & André Gide, "Votre affectueuse insistance", Lettres (1907-1934), réunies, annotées et présentées par Vincent Gogibu, Éditions du Clown Lyrique, 2008, p. 41).
Il suffit d'ouvrir le premier numéro de la Nouvelle Revue Française pour s'apercevoir que les membres fondateurs et/ou du comité de rédaction sont, pour l'essentiel, des transfuges d'Antée. Il y a là, en effet, Eugène Montfort, le fondateur des Marges, qui fait office de directeur, et qui apparaît dans treize des sommaires de la collection d'Antée ; le groupe de l'Ermitage, que la revue belge accueillit au décès de cette dernière : André Gide, Édouard Ducoté, Michel Arnauld, Eugène Rouart, Henri Ghéon, auxquels il faut adjoindre Charles-Louis Philippe, Jacques Copeau et Jean Schlumberger ; André Ruyters, bien entendu. Seuls, Marc Lafargue et Jean Viollis, ne collaborèrent pas à la revue belge, et furent probablement amenés à la Nouvelle Revue Française par Eugène Montfort. On sait que ce dernier ne fit pas l'unanimité en tant que directeur et que la publication manqua disparaître à peine née. Un deuxième n° 1 vit le jour quelques mois plus tard, le 1er février 1909, sans Montfort et ses amis naturistes, autour d'un comité de direction resserré composé de Jacques Copeau, d'André Ruyters et de Jean Schlumberger. Ce fut là le véritable début d'une aventure revuistique qui devait durer plusieurs décennies et modifier considérablement le rapport de forces dans le champ littéraire.
Royère verra en La Nouvelle Revue Française, qu'il jugera sévèrement, une concurrente dangereuse pour sa Phalange. Il aura eu raison. Et il aura probablement conservé une certaine rancœur envers Ruyters qui aura empêché l'opportune fusion avec Antée. "La revue de Gide ne vaut pas grand'chose, par suite de Schlumberger, une brute, Ruyters, un Belge, et Copeau, plus bête que tous... La revue de Gide est prétentieuse, constipée, contradictoire et vide, ce malgré le talent de Gide..." (lettre de Royère à Vielé-Griffin du 26 octobre 1909, citée dans André Gide, Correspondance avec Vielé-Griffin, Presses Universitaires de Lyon, 1986, p. XXXI, et dans Jean Royère & André Gide, op. cit., p. 20). Il y a bien de l'aigreur, dans ces propos, comme en pressentiment d'une perte de pouvoir. Le monde des petites revues ne fut guère pacifique ; une guerre feutrée y avait cours, avec ses alliances et ses stratégies. La lettre d'André Ruyters à Jean Royère en est un témoignage.
Il suffit d'ouvrir le premier numéro de la Nouvelle Revue Française pour s'apercevoir que les membres fondateurs et/ou du comité de rédaction sont, pour l'essentiel, des transfuges d'Antée. Il y a là, en effet, Eugène Montfort, le fondateur des Marges, qui fait office de directeur, et qui apparaît dans treize des sommaires de la collection d'Antée ; le groupe de l'Ermitage, que la revue belge accueillit au décès de cette dernière : André Gide, Édouard Ducoté, Michel Arnauld, Eugène Rouart, Henri Ghéon, auxquels il faut adjoindre Charles-Louis Philippe, Jacques Copeau et Jean Schlumberger ; André Ruyters, bien entendu. Seuls, Marc Lafargue et Jean Viollis, ne collaborèrent pas à la revue belge, et furent probablement amenés à la Nouvelle Revue Française par Eugène Montfort. On sait que ce dernier ne fit pas l'unanimité en tant que directeur et que la publication manqua disparaître à peine née. Un deuxième n° 1 vit le jour quelques mois plus tard, le 1er février 1909, sans Montfort et ses amis naturistes, autour d'un comité de direction resserré composé de Jacques Copeau, d'André Ruyters et de Jean Schlumberger. Ce fut là le véritable début d'une aventure revuistique qui devait durer plusieurs décennies et modifier considérablement le rapport de forces dans le champ littéraire.
Royère verra en La Nouvelle Revue Française, qu'il jugera sévèrement, une concurrente dangereuse pour sa Phalange. Il aura eu raison. Et il aura probablement conservé une certaine rancœur envers Ruyters qui aura empêché l'opportune fusion avec Antée. "La revue de Gide ne vaut pas grand'chose, par suite de Schlumberger, une brute, Ruyters, un Belge, et Copeau, plus bête que tous... La revue de Gide est prétentieuse, constipée, contradictoire et vide, ce malgré le talent de Gide..." (lettre de Royère à Vielé-Griffin du 26 octobre 1909, citée dans André Gide, Correspondance avec Vielé-Griffin, Presses Universitaires de Lyon, 1986, p. XXXI, et dans Jean Royère & André Gide, op. cit., p. 20). Il y a bien de l'aigreur, dans ces propos, comme en pressentiment d'une perte de pouvoir. Le monde des petites revues ne fut guère pacifique ; une guerre feutrée y avait cours, avec ses alliances et ses stratégies. La lettre d'André Ruyters à Jean Royère en est un témoignage.
Références bibliographiques
- Victor Martin-Schmets, "Bibliographie analytique des revues littéraires belges : Antée", Le livre & l'estampe, XXXXII, n° 146, 1996, p. 85-149, et XXXXIII, n° 147, p. 75-152.
- Jean Royère & André Gide, "Votre affectueuse insistance", Lettres (1907-1934), réunies, annotées et présentées par Vincent Gogibu, Éditions du Clown Lyrique, coll. "Les inédits", 2008.