samedi 10 février 2018

LA BATAILLE LITTÉRAIRE (4e année) N° 3 - 25 MARS 1922

LA BATAILLE LITTÉRAIRE
IVe année - N° 3 (25 mars 1922)
[Date de publication : 25 mars 1922 - Couverture [imprimée en noir] : Année de publication, Numéro, Année, Date, Titre, Illustration (A. Blandin), Périodicité - 2e de couverture [imprimée en noir] : Titre, Sous-Titre et Périodicité, Abonnements, Directeurs, Secrétaire-Administrateur, Adresse, Mention ("Adresser la correspondance, les manuscrits, livres et revues, au siège de la Revue : Chaussée de Waterloo, 477, Bruxelles."), Sommaire - 3e de couverture [imprimée en noir] : Encarts publicitaires (Vin tonique GRIPEKOVEN ; Sirop GRIPEKOVEN) - 4e de couverture [imprimée en noir] : Encart ("Pour connaître les Esthétiques nouvelles et les Œuvres les plus significatives de ce temps / Lisez / La Vie des Lettres / Véritable Anthologie internationale d'avant-garde / Directeurs : Nicolas Beauduin et William Speth / Paraît tous les deux mois par volumes de 128 pages minimum, grand format 28 x 19, avec de nombreux Bois originaux et des reproductions d’œuvres des meilleurs artistes contemporains. / Abonnement à 6 numéros : 30 francs adressés 20, rue de Chartres, Paris-Neuilly. / (Il est adressé un numéro spécimen contre la somme de 5 francs.") ; Encart publicitaire (Institut Philotechnique) ; Abonnements pour 1922, Prix du numéro, Imprimeur  - En-tête Page 49 : Titre, Illustration, Date - Pagination : 24 pages] 
Sommaire
Henri Vandeputte A D'Orbaix, polémique [réponse à l'article de Gaston Heux paru dans le numéro précédent] (p. 49-52)
Pascal Pia : Campagne, poème [daté "août 1921"] (p. 53)
Émile Mambour La Visite, poème en vers libres (p. 53-54)
D.-J. d'Orbaix : Cinéma, poème en prose (p. 55-56)
Pierre Broodcoorens : Des Précurseurs aux Contemporains (Réflexions critiques sur l'évolution des Lettres belges) (suite), étude [en note : "Conférence donnée au Cercle des Sociétés populaires de Verviers, le jeudi 19 janvier 1922." - à suivre] (p. 56-61)
N. de Solpray : Il n'est pas encore là !, poème (p. 61)
Edmond Vandercammen Encore un songe, poème en vers libres (p. 62)
Fernand Rigot : Bonhomme de rêve, poème (p. 63)
Ant. Marselt : La Bataille Musicale, dialogue [précédé de quelques lignes de D.-J. d'Orbaix : "Sept musiciens : Hervé Claus, Karel Albert, Jules Gien, Lode Vets, E. Mesens, Aug. Bayens et Georges Monier nous offrirent, le 10 mars, une audition de leurs petites œuvres. / La presse n'en relata que le fait-divers d'un beau tumulte. Aussi bien cette séance créa-t-elle tout un désordre : cris, huées, sifflets finalement écrasés de bravos. / De la part des jeunes qui annonçaient ici-même : "Des sifflets seront tenus à la disposition du public", ce fut une faiblesse, non de n'en point distribuer, mais de pâlir un peu, puis de trembler puis de bondir quand l'hostilité se révéla à coups de fusées sonores. - Un vieux Monsieur fit un discours à la jeunesse incompréhensive qui huait derrière lui. Puis Georges Monier se montra et, pour remercier ce partisan vénérable, il maudit les bonzes et les fossiles et termina ses trois phrases sous le signe de Cambronne. / Cette séance faillit tourner mal. Et pourtant, en fin de programme, notre ami Pierre Bourgeois avait très justement écrit : "La farce et le drame, également, sont dignes de l'art : le rieur, comme l'affligé, est émouvant"."] (p. 64-66)
Humberto Rivas : Insomnie, poème [extrait de Ultra (Madrid) - traduit de l'espagnol] (p. 66)
Jean-Jacques Gailliard : Douleur, bois gravé (p. 67)
LE MOIS ARTISTIQUE ET LITTÉRAIRE
Émile Desprechins : La psychologie de l'image d’Épinal, étude (p. 68-69)
A[lix]. P[asquier]., F[ranz]. H[ellens]. : Les Livres [Horace Van Offel. - Le Peintre galant (Nouvelle Collection Albin Michel) - signé A. P. - (p. 69-70) ; La Mettrie : L'Homme-Machine ; Noël du Fall : Propos rustiques (Collection des chefs-d’œuvres méconnus, Bossard, Paris) - signé F. H. - (p. 70) ; Albert Bailly : Au service de la France (Paris, Jouve) - signé A. P. - (p. 70-71)], comptes rendus (p. 69-71)
*** : Liste des Souscripteurs au Monument P.-H. Devos, liste (p. 72)
Document
"A D'Orbaix"
Vous m'invitez à un match avec M. Heux. Je ne joue pas. M. Heux ne serait pas un adversaire digne de moi ? Mon dieu, lui ou un autre. En somme, il est orfèvre et, en principe, je lui devrais réponse pour la raison que mon article a, paraît-il, mouché son nez. Je refuse parce que M. Heux, feignant l'indignation devant un mot qu'écriraient, avec bien d'autres plus gauloisement français, Rabelais, Tailhade, Han Ryner, cherche une polémique personnelle, qui amuserait peut-être L'Hulskamp, mais qui serait indigne de la Bataille, de M. Heux lui-même, de moi certainement et, avant tout, de la grave question dont il s'agit : "Poésie marche avant ou marche arrière ? Créateurs ou imitateurs ? Rythme ou ronron ? Étouffer sous l'amoncellement des fausses gloires ou déblayer - et quelques-uns, enfin, entendent la clameur de nos maîtres, le chant de nos amis et - pourquoi ne pas le dire ? - notre cri ?"
M. Heux, à part ce détail (qui, pour les honnêtes gens ne s'intéressant qu'aux œuvres et aux idées, a son importance), a tout le temps raison :
Quand il dit qu'il n'est pas original ;
Quand il s'aligne pour défendre ceux qu'il admire ;
Quand il demande que j'étaie de preuves, d'exemples, mes négations, à première vue audacieuses.
Mes preuves, je ne demande qu'à les apporter, puisées aux poèmes les plus célèbres de ceux que j'ai cités, mais, diable, c'est tout un travail que vous me demandez là, mon cher D'Orbaix. Tout un livre. Je préférerais de beaucoup que nous invitions un jour, à l'occasion, vos lecteurs, et mes ennemis, si j'en ai, à venir m'entendre parler sur le sujet, en main les œuvres de Baudelaire, de Leconte de Lisle, de Hérédia, de Gilkin et de la tant mélodieuse Comtesse. On affirme en bloc, en général ; on prouve en détail - et quand on entre dans le détail, on ajoute au tableau les indispensables nuances. Il va de soi que je ne mets pas au même niveau Giraud, H. de Régnier, Quillard, que Van Arenbergh, Richepin, Zamacoïs. Si je les ai, irrespectueusement, les uns et les autres fourrés dans le même sac - et le lecteur a bien compris - c'est que je crois que leur conception de la poésie est, avec plus ou moins de talent dans la réalisation, identique - et identiquement néfaste. Néfaste parce que marche arrière, recommencement, rhétorique, ronron, etc. Il y a eu un homme qui s'est appelé Hugo ; qui a fait des choses prodigieuses ; qu'il ne serait pourtant que trop facile d'éreinter, parce qu'il a lui-même commencé à se répéter - et de qui sont sortis tous les poètes voués au néant du XIXe siècle. La mode, la modernisation du sujet ont pu faire illusion un moment quand, après la Conscience, un Coppée écrivait la Bénédiction ; quand, après les Orientales (ah ! qu'elles me plaisent !), nous avons eu tous les antiques, tous les exotiques, de Leconte de Lisle à Sébastien-Charles Leconte, en passant par Hérédia, Merrill, Giraud ; quand, après la Chanson des rues et des bois, aux étonnantes puérilités, aux acrobaties étourdissantes, ce furent Banville, Rostand, Clovis Hugues, Valère Gille ; quand, après les Ruy Blas et les Hernani, dont le coup de gueule (pardon, M. Heux !) nous sembla de l'âme, on nous servit Mendès, Silvain, Mortier, Fauchois, Jacques Richepin ; quand, après la ferveur et les soi-disant grandes pensées des Contemplations, des Rayons et les Ombres, vinrent Sully né Prudhomme, Gregh, la Comtesse, Larguier, André Dumas, Maurice Levaillant ; quand, enfin, après l'Année terrible, voici tous les Zizi-Pampan qui ont lyré la Grande Guerre. Partout, pendant cent ans, c'est Hugo le creux, Hugo le bavard, Hugo douze pieds sonnant bien fort, que nous retrouvons dans tous les rimeurs ! (Nous le retrouvons même dans de bons écrivains : Corbière, Verhaeren, mais au début de leur œuvre seulement.) Il y avait une forme clichée, la partie morte de Racine et de Corneille, qui indignait Hugo dans Ponsard et Lefranc de Pompignan. Il l'a chahutée, cette forme, pour faire autre chose, pour avoir le droit d'être lui-même, par légitime orgueil de Victor Hugo qu'il était. Mais il a mis au monde un autre cliché, le sien - et ces gentlemen honorables du Parnasse, de la Jeune Belgique, du sous-Parnasse, de la néo-Jeune-Belgique, en vivotent toujours, s'y sont murés ad aeternum. Vous rappelez-vous leurs cris d'effroi quand les "décadents" parurent, plus tard les verslibristes ? Ils sont de même aujourd'hui contre les fantaisistes et toutes les variantes de Dada. Au nom de quoi ? De la Tradition ? Mais leur tradition, c'est Hugo - même quand ils ressuscitent la Pléiade. La tradition c'est
Pan pan pan pan pan pan - pan pan pan pan pan pan
douze après douze, bien sagement, ou très soi-disant lyriquement, à perpète, jusqu'à la mort de nos nerfs ou des acteurs tragiques. Quand l'homme a tant de voix ! Quand il devrait être, quand il est autant de façons de s'exprimer qu'il y a d'artistes. Ni la langue, ni le rythme, ni le vers, ni les mots de Verlaine ne sont ceux de Marceline Desbordes-Valmore, dont il est pourtant le frère naturel ; pas plus que Kahn ne répète le meilleur Gautier (Ô bel arbre d'Abyssinie...) ; ni Vildrac, Verlaine ; ni Aragon, Rimbaud, etc., etc. La Tradition ? Elle est ici, chez ceux qui la créent, chez les nôtres, Messieurs. De tous les poètes fins, galants, impertinents, qui tournèrent si adroitement la strophe au XVIIIe, ce n'est pas Banville qui est la suite, mais André Salmon, mais Toulet. De Villon, le frère cadet qui est-ce ? L'auteur des Gueux ? Non : Guillaume Apollinaire. Après La Fontaine : Francis Jammes, Tristan Derème, Eluard, et non Rameau, Vicaire, Rostand de Chantecler. Après Racine et Lamartine, lyriques profonds et moelleux, pas Madame de Noailles avec ses boursouflures, mais Spire, mais Reverdy. Après Molière, Crommelynck quoi ! et non M. Spaak ni Mme Duterme... La poésie n'est pas un travail, où l'apprenti répète le geste du maître, mais un art à qui innovation chez l'auteur, surprise chez le lecteur sont aussi indispensables que savoir-faire, mesure et goût. Et "innovation" n'est pas assez fort ; c'est "explosion spontanée" qu'il faudrait dire. Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage, a dit votre oncle, cet âne. Non ! "Cent fois sur votre écrit recrucifiez-vous..." C'est nous-mêmes, artistes, qu'il faut que nous refassions, infatigablement, jusqu'au moment où l'œuvre explose toute seule, sous notre front, sous notre plume. Les meilleurs n'ont que des chefs-d’œuvre ou des ratés. Des médiocres tout est bon, rien n'est excellent.
Et maintenant, puisque ma boutade, profondément sincère, a été prise pour un abattage, pourquoi cet abattage ? Par dégoût du vers régulier ? Sottise ! Moi le fanatique d'Emmanuel Signoret. Moi Hugolâtre. Moi (mais ne le dites pas à M. Heux) à qui il arrive de me bercer d'un "Cuir de Cordoue", d'un "Mauvais Jardinier", d'une strophe glorieuse de la Sandale ailée ! Sottise ! Voici : on n'entretient un beau jardin qu'en y faisant des coupes sombres ; on ne permet aux fraisiers de verdir, aux iris de montrer leur or, aux jacinthes de vider leurs cloches à parfums qu'aux dépens du sombre lierre, classique, tenace, envahissant. A nous liberté, vie, air respirable ! Nous sommes trop. Tuons d'abord les vivants refroidis et les macchabées qui s'obstinent. Banville ou Salmon ? - Salmon ! - Vous dites Banville et Salmon ? - Si ça vous amuse, parce que Banville en fait, c'est un des bons parmi les mauvais... Mais ne m'entraînez pas trop loin dans la voie des concessions... Un jour, j'étais avec Verhaeren au veston rouge dans son atelier de la rue du Commerce. Il cueillit dans la bibliothèque une Anthologie des Poètes Romantiques et, brusque, avec cet air de menace que sa conviction prenait volontiers : "Poussière ! Regarde. Il y a 60 noms à la table. Eh bien, il y en a 40 que ni toi ni moi ne connaissons - et sur les 20 qui restent, dix qui ne sont plus que des noms. Quant aux dix autres..." Moi : "Arrête !" Mais Verhaeren : "Tu n'as pas compris la leçon que je te donnais. Tout à l'heure tu voyais 56.000 types de génie à notre époque. Il n'en restera pas plus que de celle d'Hugo." Et après un moment de rêverie : "Admirer peu de choses, mais à fond, avec frénésie..."
Et pourtant, ce Verhaeren, qui aimait si peu d’œuvres à part la sienne et qui, dans l'intimité, brandissait un sécateur trois fois plus grand que le mien, comme il se montrait bienveillant, encourageant pour les hommes. Il était dans le vrai. Paix à ceux qui sont de bonne volonté. Tuons d'abord... disais-je. C'est des œuvres que j'entendais parler. Il n'y a pas d'individu plus affable, plus cordial, plus ouvert aux idées nouvelles, plus sympathique en somme que M. Henry Bordeaux. Et pourtant... Il n'y a pas de plus souple, de plus joyeux, de plus généreux vivant que M. Jean Richepin. Mais ses vers... Et même les plus ternes, les plus aigris, les plus infatués d'eux-mêmes, les plus endormis, les plus bêtes, les plus trublions, les plus mauvais écrivains de nos contemporains, pourquoi n'auraient-ils pas le droit de humer le pot, de brouter la salade, de fumer la pipe, comme vous et moi ? Mais leurs livres, c'est une autre paire de manches. Le lecteur est un pauvre être qui ne vit consciemment que quelques milliers de jours, dans chacun desquels il ne peut donner qu'une heure ou deux à la lecture. J'aime mieux qu'il lise Van Lerberghe (qui est doux et grand) que Séverin (qui est mou et moche), Max Jacob que Cocteau qui lui a chipé tout ce qu'il a d'intéressant et - plutôt que tant de gens, dignes des prix de l'Académie (française) et que je n'ose plus maintenant nommer de leur nom générique - tous les Pascal Pia, Dermée, Paul Budry, Neuhuys, Pansaers, Louis de Gonzague Frick, Soupault, Breton, Cendrars, Hellens, Céline Arnauld, Paul Morand, Jane Hugard, Jean Dominique, Péret, Jouve, Martinet, Hertz, Dermenghem, Pillement, Millet, Sauvage, Mélot du Dy, Lochac, Delacre, Jean Cassou, Romane et, sans flatterie, D'Orbaix, en qui nous avons mis nos espérances.
Henri VANDEPUTTE.

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