En
ce dernier tiers du XXe siècle s'impose de plus en plus l’impérieux
besoin de faire le point et d’opérer sur de nombreux plans une sérieuse
révision des valeurs avant que ne disparaissent les derniers acteurs et témoins
d'une époque particulièrement fertile en bouleversements tant idéologiques qu’artistiques,
littéraires et éthiques.
Nombre
de gens intéressés à fausser l’histoire de la pensée et les faits à leur
profit, souvent sordide, n’ont cependant que trop tendance à donner une vue
totalement déformée, si pas déforcée de certains événements afin d’y faire
valoir leur trop modeste participation en tant que simples compagnons de route,
si pas de témoins accidentels, à moins qu'ils n’inventent de toutes pièces un
mouvement artistique ou littéraire sans que le moindre document d’époque vienne
corroborer leurs affirmations.
Il
y a aussi le fléau des sujets tabous dont on ne peut parler objectivement, car
trop frappés d’interdits ou de l’opprobre de convenances partisanes. Certains
hommes ou sujets connaissent ainsi jusqu’à la disgrâce de tout droit à la
défense.
Par
ailleurs nous connaissons la grotesque manie des « priorités »
incontrôlées ou incontrôlables, établies à force d’œuvres antidatées ou de date
toute fraîche, mais pourvues de dates de fantaisie appelées à confirmer des
prétentions plus que douteuses.
Comme
les historiens sont généralement gens fort crédules et sont généralement
dépourvus de tout sens critique à moins qu’ils ne soient imbus de vues de l’esprit
et de critères peu compatibles avec l’objectivité dite historique, il importe
avant tout de faire un salutaire retour aux sources irréfutables afin de
repartir de bases solides et parfaitement documentées. Certaines légendes
pieusement entretenues par des intéressés peu scrupuleux s'effondreront d’elles-mêmes
et laisseront ainsi place libre à des realia d’une authenticité parfaitement
contrôlable. Certes, les légendes ont également leur place dans l’histoire,
mais qu’on s’y réfère alors en tant que légendes reconnues comme telles.
Bien
souvent, dans l’ignorance des faits réels ou victimes d’une information fausse
ou tout simplement imparfaite, certains historiens accordent foi d’évangile à
ces légendes et les insèrent dans leurs écrits comme des faits réels,
commettant ainsi bévues et contre-vérités flagrantes. D’autres ne savent tout simplement
pas ce dont ils traitent et ne soupçonnent même pas, par exemple, que telle
manifestation dadaïste ou surréaliste n'était que la réédition, à peine
déroutée de son intention initiale, de telle ou telle manifestation futuriste.
D’autre
part, avec le recul du temps, on peut également se rendre compte de la portée
exacte et de la répercussion qu’a pu avoir par la suite telle pétition de
principe ou tel cours nouveau imprimé à un mouvement par un impact totalement étranger
à celui-ci au point de l’orienter vers des horizons totalement autres.
Il
n’est ainsi que de songer au gauchissement de la pensée des jeunes philosophes
de la revue L’Esprit (pas celle du personnaliste Mounier) qui étaient, à
leur départ, orientés vers la philosophie panthéiste de Spinoza rattachée à la
pensée « idéaliste » des philosophes romantiques allemands. À un
moment donné, sous l’influence d’une conjoncture nouvelle d’ordre politique,
ils tournèrent le dos à leur démarche première pour se métamorphoser en des
adeptes plus ou moins orthodoxes du marxisme léniniste.
Cette
volte-face fut contemporaine de 1a crise particulièrement grave qui disloqua le
groupe surréaliste de l’André Breton du Premier Manifeste et de La
Révolution surréaliste dont le directeur Pierre Naville passa résolument
dans le camp communiste. Point n’est ici le moment de faire l’historique de cette
crise, mais constatons néanmoins qu’elle s’accompagna de démarches à ce point
confusionnelles qu’un essayiste allemand du nom de Walter Benjamin a pu
considérer à l’époque le mouvement surréaliste comme un des aspects les plus
typiques d’un pré-fascisme intellectuel spécifiquement petit-bourgeois.
Si
certains surréalistes rejoignirent finalement le communisme orthodoxe et
devinrent de zélés militants de la IIIe Internationale, d’autres, au
contraire, demeurèrent des « révolutionnaires sans révolution », pour
reprendre le titre d’un ouvrage d’André Thirion consacré à l’histoire et
surtout à la « ,petite histoire » des surréalistes français. Au cours de cette crise,
André Breton perdit finalement la plupart de ses premiers et meilleurs
compagnons de route. Les uns, tels Louis Aragon et Paul Éluard, devinrent des
marxistes léninistes convaincus si pas toujours très dociles, d’autres, comme d’ailleurs
Breton lui-même, des gauchistes plus ou moins trotskystes, à moins qu’ils ne se
soient orientés, tel Salvador Dali, vers une extrême-droite plus ou moins
bigote et mercantile. D’autres enfin recherchèrent de tout autres idéaux
révolutionnaires résolument antimarxistes.
À
présent que le mouvement surréaliste est déjà entré dans 1’histoire, il est
légitime de se demander si celui-ci ne s’est pas soldé en fin de compte par un
échec en tant que mouvement, et cela en dépit de nombreuses œuvres de la valeur
la plus insigne ? Nous voyons en tout cas André Breton comme un grand et
génial solitaire dans l’univers à la fois magique et poétique qui fut le sien,
bien qu’il ait été jusqu'à la fin le chef incontesté d’un vaste mouvement
international aux ramifications multiples qui se réclament souvent de 1a
manière la plus indue de sa caution intellectuelle et morale.
Devant
cet échec relatif du surréalisme et surtout devant le peu de sérieux et de
consistance de la plupart de ceux qui se disaient ou se disent toujours ses
disciples et qui n’étaient ou ne sont que des dadaïstes attardés ou des
humoristes généralement friands de choses incongrues, nous ne pouvons résister
à la tentation de songer à un autre mouvement, antérieur au surréalisme et qui
se situe à la fois dans le prolongement du romantisme allemand et du symbolisme
français, à celui dont le poète allemand Stefan George fut 1'âme et l’animateur
outre-Rhin.
Rien
de fracassant, nulle vaine agitation du côté des « Blätter für die Kunst »,
mais autant le surréalisme se perdit pour les uns dans les dédales de la
politique ou du simple farfelu et pour les autres dans les labyrinthes
initiatiques d’un occultisme un peu simpliste, autant Stefan George et son « Kreis »
surent se maintenir jusqu’au bout dans les hautes sphères un peu hautaines de
la plus pure transcendance poétique. Différence d’époque, de climat, de
tempérament ethnique ? Peut-être, mais aussi de niveau intellectuel et moral,
de grandeur spirituelle. À part André Breton, peu ou pas de soucis
métaphysiques du côté surréaliste, mais une prédominance de l’esprit ludique, alors
qu’au sein du « Kreis » de Stefan George il y avait avant tout un
climat de gravité et de propension au sacré dans le sillage d’un idéal à la
fois goethéen et nietzschéen. Que l’on se souvienne du Goethe de
Friedrich Gundolf et du Nietzsche d’Ernst Bertram.
Autre
sujet de réflexion quant à la supériorité de transcendance nous paraît l’existentialisme
de Heidegger comparé à celui de Jean-Paul Sartre. Alors que le philosophe de Sein
und Zeit a orienté une grande partie de son œuvre vers une approche « existentiale »
de la poésie, l’auteur de L’être et le néant s’est déconsidéré devant le
monde philosophique en coulant une partie de son enseignement dans le moule
bien dérisoire du roman et du théâtre tout en se prêtant aux plus intempestives
manœuvres politiques, indignes de la qualité de philosophe.
Il
nous parait également opportun de dire ici l’intérêt que pourrait avoir une
étude à la fois analytique et critique des thèmes de discussions du Congrès ou
plutôt de 1a « Conférence internationale de Kharkov » qui eut lieu en
cette ville du 6 au 11 novembre 1930. Cette réunion des écrivains révolutionnaires
du monde entier, qui souleva l’enthousiasme de tous ceux qui croyaient en la
possibilité d’une littérature vraiment prolétarienne, demeura sans lendemain et
se solda ainsi en fin de compte par un échec.
Moins
ambitieuses, mais peut-être plus fécondes furent les discrètes et
confidentielles « Décades de Pontigny » et sont les savantes réunions
à Ascona, sur le lac Majeur, du groupe « Eranos » dont les comptes
rendus et les communications annuels forment actuellement une bibliothèque
particulièrement prestigieuse, mais qui la connaît en-dehors des spécialistes ?
Ce
tour d’horizon est loin d’être limitatif, car il pourrait s’étendre en bien d’autres
directions encore.
Une vue sereine sur l’ensemble des si divergents mouvements de pensée qui
dominèrent et déterminèrent les deux premiers tiers de notre siècle et qui
continuent à le déterminer nous paraît être digne de toute notre attention.
Certes,
nous ne méconnaissons point l’ampleur et les difficultés que peut rencontrer
semblable démarche, tout comme nous ne nous rendons que trop bien compte de l’insuffisance
des modestes moyens dont nous disposons ici pour entreprendre ce travail. En l’abordant,
notre seul but ne pourra être qu’esquisser ce qu’il conviendrait de faire à une
plus vaste échelle et avec tout l’appareil scientifique qui s’impose. En attendant
il nous suffira de déblayer quelque peu le terrain avec l’espoir que des
chercheurs mieux outillés que nous pourront aller davantage en profondeur et
mener ainsi à bien cette vaste tâche d’inventaire, d’analyse et de synthèse.
Pour
l’instant, notre travail de prospection s’attachera aussi bien aux détails les
plus infimes qu’aux vues les plus larges, car les uns et les autres seront à
même de conduire à la découverte de ce qui peut se révéler aussi bien dans que
derrière le miroir de l’histoire spirituelle de notre temps.
Marc. EEMANS