[Titre : ESPACES - Sous-titre : Documents XXe siècle - Dates de publication : Automne 1973 (n° 1) à l'été 1976 (n° 7) - Périodicité : Trimestrielle - Lieu de publication : Bruxelles - Format : 135 x 200 mm - Couverture : Imprimée en rouge ou bleu et noir sur papier blanc - Pagination : 40 pages (n° 1, 5 et 6), 48 pages (n° 2), 80 pages (n° double 3-4), 32 pages (n° 7) ; pagination recommencée à chaque numéro - Prix et abonnements : Numéro = 75 F belges / 9 F français (n° 1 et 2), 150 F belges / 20 F français (n° 3-4), 95 F belges / 13,50 F français (n° 5), 100 F belges / 12 F français (n° 6 et 7) ; Abonnement Belgique = 215 francs belges (4 premiers numéros), puis 300 francs belges (à partir du n° 5) ; Abonnement Etranger = 250 francs belges (4 premiers numéros), puis 350 francs belges (Europe) ou 400 francs belges (autres continents) à partir du n° 5 ; Abonnement de soutien = 500 francs belges ou 55 francs français - Directeur : Marc. Eemans - Secrétaire de direction : Piet Tommissen (du n° 2 au n° 3-4 compris) - Comité de rédaction : Charles Autrand, Pierre Bourgeois, Phil Mertens, Piet Tommissen (n° 1), Eugène Van Itterbeek - Principaux collaborateurs [liste exhaustive] : Bandin-Hiernaux, Dominique Baudouin, Daniel Berditchevsy, Gerrit Borgers, Pierre Bourgeois, Charlotte Christoff, Jean-Louis Depierris, Paul Dewalens, Guido Eeckels, Marc. Eemans, James Ensor, H. F., Gabriel Figeys, Jacques Fusina, Jean-Jacques Gailliard, Edmond Glesener, Serge Goyens de Heusch, Paul Hadermann, Günther Henning, Sacha Heydeman, Pierre Hubermont, Francis Jammes, Edouard Janneret, Sta. Jasinski, Giovanni Lista, Johan de Maegt, O.-V. de L. Milosz, Lioubomir Mitzich, Amédée Ozenfant, Hans Richter, Georges Rodenbach, Claudine Rodesch-Humblet, Rik Sauwen, Jean Stevo, Piet Tommissen, Robert Vallery-Radot, Paul Van Ostaijen, J. Vercauteren, Paul de Vree, Paul Werrie - Adresse (Rédaction) : Reinaertlaan 5, B. 1850/Grimbergen (Belgique), jusqu'au n° 3-4 ; puis à la même adresse que pour l'Administration à partir du n° 5 - Adresse (Administration) : Henry Fagne, 105, rue Fr. Bossaerts, B. 1030 Bruxelles (Belgique) - Correspondant pour la France : Charles Autrand, 1, rue Antoine de Saint-Exupéry, 94800 Villejuif (jusqu'au n° 2), puis 57, quai de Seine, 75019 Paris - Gérant : Jacques Reynaud - Editeur : Editions Henry Fagne]
ESPACES
N° 1 (Automne 1973)
[Date de publication : Automne 1973 - Couverture : Titre (en rouge), Sous-titre, Numéro, Date, Sommaire, Editeur, Lieu de publication - 2e de couverture : Titre, Sous-titre, Périodicité, Directeur, Comité de rédaction, Abonnements, Adresse de rédaction, Correspondant pour la France, Adresse de l'administration, Collaborateurs ("Dès à présent ESPACES s'est assuré la collaboration de Charles Autrand, directeur de la revue L'envers et l'endroit qui représentera officiellement la revue en France. Le poète Pierre Bourgeois, co-directeur du Journal des poètes, et Madame Phil Mertens, secrétaire scientifique des "Archives de l'art contemporain" à Bruxelles, feront partie du Comité de Rédaction. Ont également promis leur collaboration : le poète Paul Neuhuys, directeur de la revue Ca ira, le poète Paul De Vree, directeur de la revue De Tafelronde, le poète Edmond Humeau, membre du Comité de Rédaction de la revue La Tour de Feu, le peintre Jean-Jacques Gailliard, membre de l'Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, Gerrit Borgers, conservateur en chef du Nederlands letterkundig museum en documentatie-centrum de La Haye, Eugène Van Itterbeek, secrétaire général adjoint des Biennales internationales de Poésie de Knokke, le poète Michel Velmans, président-fondateur des Rencontres poétiques du Mont Saint-Michel, Guido Eeckels, attaché de presse de l'Ambassade des Etats-Unis auprès des Communautés européennes, les poètes Georges Linze et Paul Dewalhens.") - 3e de couverture : Au sommaire des prochains numéros - 4e de couverture : Prix, Lieu d'impression, Dépôt légal - Bas de p. 6 : Appel ("Dans notre souci d’objectivité historique, nous faisons un pressant appel à nos lecteurs pour nous communiquer leurs notes de lecture qui pourraient compléter, rectifier ou contester les documents que nous pourrions publier en toute bonne foi, sans en avoir pu contrôler les assertions gratuites ou non. Dans ce même souci d’objectivité, nous prions toutefois nos lecteurs de n’avoir point recours à un ton de polémique dans les mises au point ou compléments d’information qu’ils seraient amenés à nous communiquer. De toute manière, les auteurs seuls sont responsables de leurs écrits et les documents qu’ils nous communiqueront seront publiés sous leur seule responsabilité quant aux éventuelles contestations morales ou financières de la part de ceux qui pourraient se considérer comme des ayants droit de suite et de publication.") - Bas de p. 33 : Encart publicitaire pour : Marc. Eemans, approches du poétique (gnomon, éditions Henry Fagne) - Bas de p. 39 : Encart publicitaire pour : Piet Tommissen, pour mieux comprendre Alfred Kubin (gnomon, éditions Henry Fagne) - Bas de p. 40 : Encart publicitaire pour : Charles Autrand, le sens de l'histoire (mort quotidienne... amour, éditions Henry Fagne) - Pagination : 40 pages]
Sommaire
Marc. Eemans : Exposé liminaire (p. [1]-6)
Guido Eeckels : La Vie et la mort dans la poésie, étude sur Pieter N. Van Eyck [précédée de cette introduction par Marc. Eemans : "Le poète hollandais Pieter N. Van Eyck, dont Guido Eeckels présente ici un des essais les plus denses et les plus profonds, est certainement un inconnu pour le lecteur de langue française. Il n'en est pas moins une des figures de proue de la poésie hollandaise de la première moitié du XXe siècle. Il est né en 1887 et est mort en 1934. En tant que disciple du poète Albert Verwey, il devint tout jeune le collaborateur de la revue De beweging (Le mouvement) dont ce dernier était le directeur-fondateur. Après une longue carrière journalistique, P. N. Van Eyck succéda, en 1933, à Albert Verwey comme professeur d'histoire de la littérature à l'université de Leyde. Van Eyck, dont la poésie post-symboliste est souvent alourdie de préoccupations philosophiques, est l'auteur de plusieurs recueils de poèmes où prédomine un ton introspectif grave, si pas mélancolique. Medousa, son dernier recueil paru en 1947 avait été ébauché dès 1908. Van Eyck est également l'auteur de plusieurs essais poético-philosophiques dont Over leven en dood in de poëzie (De la vie et de la mort en poésie) est certainement un des plus significatifs. Il parut en 1938 dans un recueil collectif ou Sammelwerk et fut réédité en 1947 sous forme de plaquette aux éditions A.A.M. Stols, à La Haye. Il en existe une traduction française demeurée jusqu'ici inédite."] (p. 7-16)
M[arc]. E[emans]. : Heideger, Sartre et Georges Bataille, notule (p. 16)
Sacha Heydeman : Ma vie avec Camille Goemans, souvenirs [précédés de ces quelques lignes de présentation : "Le témoignage que nous publions ici sur la vie, la formation intellectuelle et le caractère de Camille Goemans, qui fut un des principaux surréalistes belges tout en participant durant de nombreuses années à l'activité du groupe surréaliste parisien, est un témoignage de première main, si l'on peut dire. Il émane de celle qui a été l'épouse de Camille Goemans durant plus de quinze ans et qui lui a donné, en 1945, un fils, Camille Grégor Goemans, peu avant leur séparation."] (p. 17-27)
Günther Henning : Surréalisme et politique selon W. Benjamin, étude [précédée de l'introduction suivante signée P[iet]. T[ommissen]. : "La chose ne souffre pas le moindre doute, Walter Benjamin (1892-1940) est en ce moment en Allemagne un des auteurs les plus discutés. Déjà connu de son vivant dans les milieux intéressés allemands et français, ce n'est pourtant qu'à l'occasion de l'édition controversée de ses œuvres par Theodor W. Adorno (1903-1969), le sociologue mondialement connu grâce à sa théorie de la personnalité autoritaire et à la technique qu'il a développée à ce propos, qu'on s'est occupé davantage de cet auteur, de sorte qu'à l'heure actuelle il est devenu un sujet de préoccupation pour nombre de gens de bonne et de mauvaise volonté. Bien qu'elles ne soient plus à jour, le lecteur francophone peut encore se référer utilement aux études de Pierre Missac, parues dans Critique, cette excellente revue fondée en 1946 par Georges Bataille (1897-1962), qui a d'ailleurs sauvé plusieurs manuscrits de Benjamin. Or, Benjamin est l'auteur d'une étude fort intéressante sur le surréalisme, et le hasard veut que tout récemment, un jeune chercheur allemand, le Dr. Günther Henning, en ait donné une interprétation personnelle dans le cadre d'une analyse spécialisée. Nous avons traduit la partie de cette étude se rapportant à l'interprétation benjaminienne du surréalisme. Il s'agit d'une traduction libre, car l'original est extrêmement dense et difficile. Qu'il me soit permis de rappeler à toutes fins utiles que le théologue juif Franz Rosenzweig (1886-1929), qui a joué un rôle important dans le développement intellectuel de Benjamin et dont le nom revient fatalement dans l'extrait ci-dessous, était un ami du penseur juif Martin Buber (1878-1966) avec qui il a donné une traduction de la Bible ; tout en étant d'obédience hégelienne, sa philosophie religieuse, principalement consignée dans son livre Stern der Erlösung, était déterminée par un penchant existentialiste et la conviction que la fin de la théologie était proche." - traduit de l'allemand par Piet Tommissen] (p. 28-33)
Bandin-Hiernaux : Une expérience de poésie active, étude [précédée de l'introduction suivante signée M[arc]. E[emans]. : "Bandin-Herniaux qui nous relate ici une expérience de "poésie active" avec quelques remarques sur le "préalable poétique" est certainement totalement inconnu dans le monde des poètes. / Les lecteurs de la revue Variétés, qui parut à Bruxelles de mai 1928 à avril 1929, se souviendront toutefois de la collaboration que Bandin-Hiernaux y apporta sous le pseudonyme de Jacques Rèce. Etant né à Cuesmes-lez-Mons (Belgique), le 29 mars 1905, celui-ci était à l'époque un jeune poète du plus grand avenir. / Tout en n'ayant pas appartenu au premier groupe surréaliste belge, on peut toutefois le considérer comme un compagnon de route qui vivait en amitié et en communion de pensée avec Camille Goemans, Marcel Lecomte, E.L.T. Mesens, Marc. Eemans et Albert Valentin, sans parler d'autres jeunes intellectuels proches du surréalisme. On annonçait alors de lui un recueil de poèmes Cité lacustre qui ne vit jamais le jour. Jacques Rèce semblait perdu pour la poésie, mais le texte que nous publions ici lève quelque peu le voile sur ce brusque silence. / Dans une note autobiographique de Bandin-Hiernaux nous relevons e.a. : "J'ai publié quelques poèmes dans Variétés où j'assumais la tribune poétique et les comptes rendus des recueils de poésie qui paraissaient à l'époque. / J'ai renoncé à toute activité littéraire publique à partir de 1931. De 1931 à 1970, période de recueillement (pas de méditation) et de silence intérieur. Vers 1970, prise de conscience progressive de ce que je crois être la réalité poétique ; mais je ne compose que spontanément, quand un poème - toujours court - s'impose à moi. Ce poème est écrit en quelques minutes, malgré l'apparence soignée du vocabulaire." / Bandin-Hiernaux a actuellement en préparation un recueil de poèmes Natures, de même que quelques romans, genre littéraire qu'il considère, "comme un moyen supérieur de donner vie à tous les différents aspects que prend l'humanité dans sa quête angoissée d'une 'condition d'être' plus réelle". Il annonce en outre un journal épisodique : Confidences à tue-tête et un essai : Le Zen et l'Occident."] (p. 34-39)
M[arc]. E[emans]. : Sur la Divinité de Friedrich Nietzsche, notule (p. 40)
Document
"Exposé liminaire"
En ce dernier tiers du XXe siècle s'impose de plus en plus l’impérieux besoin de faire le point et d’opérer sur de nombreux plans une sérieuse révision des valeurs avant que ne disparaissent les derniers acteurs et témoins d'une époque particulièrement fertile en bouleversements tant idéologiques qu’artistiques, littéraires et éthiques[1].
Nombre de gens intéressés à fausser l’histoire de la pensée et les faits à leur profit, souvent sordide, n’ont cependant que trop tendance à donner une vue totalement déformée, si pas déforcée de certains événements afin d’y faire valoir leur trop modeste participation en tant que simples compagnons de route, si pas de témoins accidentels, à moins qu'ils n’inventent de toutes pièces un mouvement artistique ou littéraire sans que le moindre document d’époque vienne corroborer leurs affirmations.
Il y a aussi le fléau des sujets tabous dont on ne peut parler objectivement, car trop frappés d’interdits ou de l’opprobre de convenances partisanes. Certains hommes ou sujets connaissent ainsi jusqu’à la disgrâce de tout droit à la défense.
Par ailleurs nous connaissons la grotesque manie des « priorités » incontrôlées ou incontrôlables, établies à force d’œuvres antidatées ou de date toute fraîche, mais pourvues de dates de fantaisie appelées à confirmer des prétentions plus que douteuses.
Comme les historiens sont généralement gens fort crédules et sont généralement dépourvus de tout sens critique à moins qu’ils ne soient imbus de vues de l’esprit et de critères peu compatibles avec l’objectivité dite historique, il importe avant tout de faire un salutaire retour aux sources irréfutables afin de repartir de bases solides et parfaitement documentées. Certaines légendes pieusement entretenues par des intéressés peu scrupuleux s'effondreront d’elles-mêmes et laisseront ainsi place libre à des realia d’une authenticité parfaitement contrôlable. Certes, les légendes ont également leur place dans l’histoire, mais qu’on s’y réfère alors en tant que légendes reconnues comme telles.
Bien souvent, dans l’ignorance des faits réels ou victimes d’une information fausse ou tout simplement imparfaite, certains historiens accordent foi d’évangile à ces légendes et les insèrent dans leurs écrits comme des faits réels, commettant ainsi bévues et contre-vérités flagrantes. D’autres ne savent tout simplement pas ce dont ils traitent et ne soupçonnent même pas, par exemple, que telle manifestation dadaïste ou surréaliste n'était que la réédition, à peine déroutée de son intention initiale, de telle ou telle manifestation futuriste.
D’autre part, avec le recul du temps, on peut également se rendre compte de la portée exacte et de la répercussion qu’a pu avoir par la suite telle pétition de principe ou tel cours nouveau imprimé à un mouvement par un impact totalement étranger à celui-ci au point de l’orienter vers des horizons totalement autres.
Il n’est ainsi que de songer au gauchissement de la pensée des jeunes philosophes de la revue L’Esprit (pas celle du personnaliste Mounier) qui étaient, à leur départ, orientés vers la philosophie panthéiste de Spinoza rattachée à la pensée « idéaliste » des philosophes romantiques allemands. À un moment donné, sous l’influence d’une conjoncture nouvelle d’ordre politique, ils tournèrent le dos à leur démarche première pour se métamorphoser en des adeptes plus ou moins orthodoxes du marxisme léniniste.
Cette volte-face fut contemporaine de 1a crise particulièrement grave qui disloqua le groupe surréaliste de l’André Breton du Premier Manifeste et de La Révolution surréaliste dont le directeur Pierre Naville passa résolument dans le camp communiste. Point n’est ici le moment de faire l’historique de cette crise, mais constatons néanmoins qu’elle s’accompagna de démarches à ce point confusionnelles qu’un essayiste allemand du nom de Walter Benjamin a pu considérer à l’époque le mouvement surréaliste comme un des aspects les plus typiques d’un pré-fascisme intellectuel spécifiquement petit-bourgeois[2].
Si certains surréalistes rejoignirent finalement le communisme orthodoxe et devinrent de zélés militants de la IIIe Internationale, d’autres, au contraire, demeurèrent des « révolutionnaires sans révolution », pour reprendre le titre d’un ouvrage d’André Thirion consacré à l’histoire et surtout à la « ,petite histoire » des surréalistes français[3]. Au cours de cette crise, André Breton perdit finalement la plupart de ses premiers et meilleurs compagnons de route. Les uns, tels Louis Aragon et Paul Éluard, devinrent des marxistes léninistes convaincus si pas toujours très dociles, d’autres, comme d’ailleurs Breton lui-même, des gauchistes plus ou moins trotskystes, à moins qu’ils ne se soient orientés, tel Salvador Dali, vers une extrême-droite plus ou moins bigote et mercantile. D’autres enfin recherchèrent de tout autres idéaux révolutionnaires résolument antimarxistes[4].
À présent que le mouvement surréaliste est déjà entré dans 1’histoire, il est légitime de se demander si celui-ci ne s’est pas soldé en fin de compte par un échec en tant que mouvement, et cela en dépit de nombreuses œuvres de la valeur la plus insigne ? Nous voyons en tout cas André Breton comme un grand et génial solitaire dans l’univers à la fois magique et poétique qui fut le sien, bien qu’il ait été jusqu'à la fin le chef incontesté d’un vaste mouvement international aux ramifications multiples qui se réclament souvent de 1a manière la plus indue de sa caution intellectuelle et morale[5].
Devant cet échec relatif du surréalisme et surtout devant le peu de sérieux et de consistance de la plupart de ceux qui se disaient ou se disent toujours ses disciples et qui n’étaient ou ne sont que des dadaïstes attardés ou des humoristes généralement friands de choses incongrues, nous ne pouvons résister à la tentation de songer à un autre mouvement, antérieur au surréalisme et qui se situe à la fois dans le prolongement du romantisme allemand et du symbolisme français, à celui dont le poète allemand Stefan George fut 1'âme et l’animateur outre-Rhin.
Rien de fracassant, nulle vaine agitation du côté des « Blätter für die Kunst », mais autant le surréalisme se perdit pour les uns dans les dédales de la politique ou du simple farfelu et pour les autres dans les labyrinthes initiatiques d’un occultisme un peu simpliste, autant Stefan George et son « Kreis » surent se maintenir jusqu’au bout dans les hautes sphères un peu hautaines de la plus pure transcendance poétique. Différence d’époque, de climat, de tempérament ethnique ? Peut-être, mais aussi de niveau intellectuel et moral, de grandeur spirituelle. À part André Breton, peu ou pas de soucis métaphysiques du côté surréaliste, mais une prédominance de l’esprit ludique, alors qu’au sein du « Kreis » de Stefan George il y avait avant tout un climat de gravité et de propension au sacré dans le sillage d’un idéal à la fois goethéen et nietzschéen. Que l’on se souvienne du Goethe de Friedrich Gundolf et du Nietzsche d’Ernst Bertram.
Autre sujet de réflexion quant à la supériorité de transcendance nous paraît l’existentialisme de Heidegger comparé à celui de Jean-Paul Sartre. Alors que le philosophe de Sein und Zeit a orienté une grande partie de son œuvre vers une approche « existentiale » de la poésie, l’auteur de L’être et le néant s’est déconsidéré devant le monde philosophique en coulant une partie de son enseignement dans le moule bien dérisoire du roman et du théâtre tout en se prêtant aux plus intempestives manœuvres politiques, indignes de la qualité de philosophe[6].
Il nous parait également opportun de dire ici l’intérêt que pourrait avoir une étude à la fois analytique et critique des thèmes de discussions du Congrès ou plutôt de 1a « Conférence internationale de Kharkov » qui eut lieu en cette ville du 6 au 11 novembre 1930. Cette réunion des écrivains révolutionnaires du monde entier, qui souleva l’enthousiasme de tous ceux qui croyaient en la possibilité d’une littérature vraiment prolétarienne, demeura sans lendemain et se solda ainsi en fin de compte par un échec[7].
Moins ambitieuses, mais peut-être plus fécondes furent les discrètes et confidentielles « Décades de Pontigny » et sont les savantes réunions à Ascona, sur le lac Majeur, du groupe « Eranos » dont les comptes rendus et les communications annuels forment actuellement une bibliothèque particulièrement prestigieuse, mais qui la connaît en-dehors des spécialistes ?
Ce tour d’horizon est loin d’être limitatif, car il pourrait s’étendre en bien d’autres directions encore[8]. Une vue sereine sur l’ensemble des si divergents mouvements de pensée qui dominèrent et déterminèrent les deux premiers tiers de notre siècle et qui continuent à le déterminer nous paraît être digne de toute notre attention.
Certes, nous ne méconnaissons point l’ampleur et les difficultés que peut rencontrer semblable démarche, tout comme nous ne nous rendons que trop bien compte de l’insuffisance des modestes moyens dont nous disposons ici pour entreprendre ce travail. En l’abordant, notre seul but ne pourra être qu’esquisser ce qu’il conviendrait de faire à une plus vaste échelle et avec tout l’appareil scientifique qui s’impose. En attendant il nous suffira de déblayer quelque peu le terrain avec l’espoir que des chercheurs mieux outillés que nous pourront aller davantage en profondeur et mener ainsi à bien cette vaste tâche d’inventaire, d’analyse et de synthèse[9].
Pour l’instant, notre travail de prospection s’attachera aussi bien aux détails les plus infimes qu’aux vues les plus larges, car les uns et les autres seront à même de conduire à la découverte de ce qui peut se révéler aussi bien dans que derrière le miroir de l’histoire spirituelle de notre temps.
Marc. EEMANS
[1] Comme nous n’entendons en aucun cas nous immiscer dans le domaine de la politique proprement dite, nous n’aborderons celui-ci – et alors en toute objectivité et sans le moindre parti pris – que dans ses incidences sur la vie intellectuelle, et uniquement quant à ces incidences.
[2] Walter Benjamin, Angelus Novus. Francfort-sur-Main, Suhrkamp Verlag, 1966. Chap. « Der Surrealismus », pp. 200-215. Le texte date de 1929. Cf. cette revue, pp. 28/33.
[3] André Thirion, Révolutionnaires sans révolution. Paris, Éd. Laffont, 1972, 560 p. André Thirion est ce militant communiste, délégué par le P.C.F. auprès des surréalistes français pour convertir ceux-ci à 1’orthodoxie marxiste. Lui-même a finalement adhéré au gaullisme après avoir joué un rôle non négligeable dans la Résistance.
[4] Il serait intéressant de suivre le cheminement de la pensée de certains intellectuels, et ils sont nombreux, qui sont passés, au cours des années, de l’extrême-gauche à 1’extrême-droite, sans que l’on puisse pour autant les qualifier de girouettes ou d’opportunistes, car la plupart suivirent une route peut-être inattendue, mais en une démarche d’une logique rigoureuse et sans compromission aucune.
[5] Aborder l’étude des différents « surréalismes » nous paraît être une tâche particulièrement ardue, aussi convient-il de rappeler ici un premier travail de déblaiement entrepris par la revue Opus, n° 19-20, « Surréalisme international ». Citons également la revue belge Gradiva où nous avons relevé dans le n° 4 (mai 1973) « Le surréalisme en Angleterre, 1930-1947 », de Paul C. Rag, et « Chronologie du surréalisme espagnol », de J.-F. Aranda. De même, aux éditions « Gradiva », Arnost Budik a publié un parorama de La poésie surréaliste tchèque en Slovaquie, 1934-1969. Signalons d’autre part la thèse de doctorat Le surréalisme en Belgique de José Vovelle, à l’information fort unilatérale, ainsi que le mémoire de licence L’esprit dada en Belgique, de Rik Sauwen, dont un important chapitre est consacré à la naissance du groupe surréaliste belge.
[6] On nous fera remarquer qu’à un moment de sa carrière de philosophe et de professeur de philosophie, Heidegger, lui aussi, s’est égaré dans les sentiers de la politique en tant que recteur de l’université de Fribourg-en-Brisgau. Mais quelle grandeur et quelle gravité de ton dans les « erreurs politiques » de ses Discours et proclamations de l’année 1933, qu’on 1ui a tant reprochés, et cela jusqu’à la calomnie.
[7] Il convient de consulter à ce sujet l’important n° spécial de la revue La littérature de la révolution mondiale (1931), l’organe de l’« Union internationale des écrivains révolutionnaires », dont le rédacteur en chef était Bruno Jasienski. En ce qui concerne les préoccupations quant à une littérature prolétarienne, il conviendrait également d’étudier les efforts faits en Belgique par les revues Tentatives et Prospections.
[8] II y a ainsi, par exemple, le groupe anglo-américain « Vortex » dont nous ignorons actuellement à peu près tout, tout au moins sur le Continent. Il y a évidemment l’article « Le vorticisme » d’Ezra Pound, paru en traduction française dans le n° 1 de la revue L’Herne qui lui était consacré.
[9] Signalons une entreprise en partie parallèle à la nôtre, celle de la « Société d'études du XXe siècle », à Paris, qui a présidé entre autres, aux Éd. de la « Chronique des lettres françaises », à 1a réédition de la revue d’avant-garde Sic.
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