vendredi 28 janvier 2011

MAX DAIREAUX : "LA FONDATION D'UNE REVUE"

J'aurai l'occasion de donner, dans quelques semaines, la description de plusieurs numéros des RUBRIQUES NOUVELLES de Nicolas Beauduin ; aujourd'hui, je me contenterai de reproduire un récit de Max Daireaux, qui y parut. Cet ami de Marcel Proust devait partager avec ce dernier une identique aversion pour l'obscurité symboliste, ce qui explique le ton satyrique de la fiction qu'on va lire, fiction où la coruscance des noms rappelle peut-être quelques-uns des protagonistes du mouvement de 1886, dans une ambiance plus contemporaine mêlée d'unanimisme et d'art social. Au lecteur de lever les masques.
LA FONDATION D'UNE REVUE
Dans une chambre exiguë et convenablement enfumée du quartier Montparnasse, quelques jeunes "espoirs de la littérature" se réunissaient chaque soir pour échanger des idées.

L'élévation de leurs vues provenait surtout de la hauteur du pigeonnier, sis au sixième étage, d'une maison sordide, où leur cénacle avait fait son nid.

Ils étaient tous à l'âge des espoirs fougueux, des convictions bruyantes ; il y avait là des emballeurs, des entraîneurs, des convaincus, des apôtres et des blasphémateurs.

On y rencontrait, chaque soir, des poètes qui portaient l'Infini sur les ailes éployées de leurs grands chapeaux mous, des philosophes refusés à l'école normale et qui s'appuyaient sur l'absolu comme sur un gros gourdin, des chartistes silencieux au teint de parchemin mâché, des licenciés licencieux, des romanciers faméliques qui n'avaient pas trouvé, comme leurs confrères les poètes, une place à l'Assistance publique pour faire "bouffer leur Muse".

On y voyait aussi deux ou trois femmes maigres, qui criaient plus fort que les hommes, qui sabraient tout, les unes avec de gros mots parce qu'elles étudiaient la médecine, d'autres avec des gestes prétentieux, parce qu'elles savaient l'anglais. Il y avait une négresse aussi. On ne savait pas très bien à qui elles appartenaient, peut-être n'était-ce pas toujours aux mêmes.

Ce soir-là l'animation était forte. Garrigou, ancien débardeur, à qui une pièce reçues à l'Odéon donnait la situation d'homme arrivé, parlait très fort. Troicardas, que l'on appelait aussi Socrate, et qui se croyait orateur, voulait qu'on l'écoutât. Antoine Labille, un timide à barbe blonde, qui avait mis ses yeux bleus sous verre, répétait sans cesse : "Moi, je crois... moi, je crois..." sans jamais pouvoir aller plus loin.

C'est que Rodolphe-Napoléon Bourgeois venait de proposer la fondation d'une nouvelle revue. Il apportait les fonds.

R.-N. Bourgeois avait les stigmates indiscutables de la fortune ; ses mains étaient propres, sa cravate discrète, et une raie, terriblement médiane, divisait ses cheveux avec une équité toute américaine et déjà directoriale.

A peine eut-il émis son projet que des cris divers partirent. - Moi, je ferai la critique dramatique, dit Garrigou ; moi, la critique littéraire, dit Troicardas ; moi, la critique artistique, dit Labille ; moi, la quitique des quitiques, hurla la négresse !

Ces jeunes littérateurs ne rêvaient que de morigéner leurs anciens, et d'asseoir leurs examinateurs d'hier au banc des élèves. Dépositaires de la Vérité, ils préféraient l'indiquer aux barbes blanches plutôt que d'en faire usage eux-mêmes.

Les bocks s'entrechoquèrent avec violence quand Bourgeois prononça : Nous serons hebdomadaires !

Cela donna lieu à une explosion nouvelle et assourdissante d'enthousiasme et d'idées généreuses.

- Nous ferons une campagne pour l'augmentation des salaires, clama Garrigou.

- Pour les retraites ouvrières, hurla Socrate, et il fit un discours électoral que personne n'écouta, mais, au cours duquel, il récita trois cents vers de Victor Hugo, et douze pages d'Alphonse Karr, car il avait une mémoire prodigieuse.

- Et sur l'impôt sur le revenu, ajouta Petrus Pépi, qui vivait de la charité publique.

- Et sur la propriété littéraire à l'étranger, glapit Bourba, dit le singe, dont la petite amie, une étudiante russe et nihiliste, venait de partir avec un pharmacien.

- Et sur l'exploitation du travail par le capital, ajouta la négresse.

- Mais, combien paiera-t-on les rédacteurs ? demanda le gros Onésime Chapon, à qui ses parents, épiciers retraités, faisaient une rente de 180 francs par mois...

Des vociférations indignées couvrirent sa voix ; les salaires des égoutiers, l'exploitation du travail, la propriété littéraire, soit ! mais payer les rédacteurs ? Pour étouffer leur colère, les moins enragés durent vider plus de sept bocks ; les autres eussent fait un mauvais parti à Onésime, si celui-ci n'avait jugé prudent de s'esquiver, d'abord.
Les voix montaient toujours ; les pipes étaient les locomotives de ce train d'enfer. Au bout d'une heure, il fut décidé qu'on tirerait à cinq mille, qu'on démolirait la Revue des Deux-Mondes, que Loti ne savait pas écrire, que Renan était mort, que Zola était un Dieu, et Shakespeare un imbécile ; Garrigou accabla Barrès, Troicardas s'attaqua à Henri de Régnier et la négresse, sans doute par jalousie féminine, s'en prit à Mme de Noailles.

Les divagations se faisaient de plus en plus confuses et métaphysiques, le brouhaha était assourdissant, la fumée des pipes, âcre, lourde, opaque, traînait impénétrable, la bière répandue salissait les tables, les habits, le tapis...

Une lampe s'était éteinte, l'autre éclairait à peine. Bourba s'était endormi sur les genoux de la négresse, Troicardas parlait toujours, Garrigou lisait une tragédie, les autres péroraient, discutaient, brâmaient. Les femmes piaillaient.

L'atmosphère était pesante, grasse, malodorante, obscure, unanime, et si l'on peut dire : symbolique.

La revue était fondée.
MAX DAIREAUX.

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