On se souvient peut-être que le premier document publié en ces lieux - une lettre de Charles Callet à Francis Eon - appartenait en quelque sorte, par son rédacteur et par le souci du collectif qui y présidait, à la préhistoire de L'Ile Sonnante. Celui que nous donnons aujourd'hui relève davantage de son histoire et annonce même le devenir - encore imprécis - de la revue. L'Ile Sonnante était née trois ans et demi plus tôt, son premier numéro portant la date du 5 novembre 1909. En mai 1913, elle en est à sa vingt-neuvième livraison ; autant dire qu'elle est parvenue à se faire une place estimable dans le concert des petites revues de l'avant-guerre. Michel Puy, jusqu'alors seul directeur, s'est adjoint en février de cette même année, les poètes Tristan Derème et Roger Frène, qui participaient déjà activement, depuis 1910, au comité de rédaction. Ce dernier, tout au long de son existence, fut à géométrie variable ; car L'Ile Sonnante fut une entreprise collective qui associa de beaux talents.
Le catalogue d'autographes où nous l'avons repérée, précisait que la carte de Derème était adressée à Paul Fort. Elle se trouvait, en effet, dans un lot de lettres adressées au Prince des Poètes. Sa lecture détaillée nous conduit toutefois à penser que Paul Fort n'en est pas le destinataire. Bien que l'adresse à "Mon cher Directeur" pût parfaitement convenir au directeur de Vers et Prose, une mention, probablement incomplète, du titre de la revue dirigée par le destinataire ("vos Marches"), quelques lignes plus loin, semble de facto écarter l'hypothèse Paul Fort. Par ailleurs, un ajout à l'encre, au verso de la carte, d'une date - sans doute de réponse - ne rappelle pas l'écriture caractéristique du poète des Ballades Françaises. Qui est alors le correspondant de Tristan Derème ? A l'évidence, le directeur d'une revue, et d'une revue dont le titre comporte le mot "Marches". Voilà qui permet de réduire le champ de recherches, mais qui ne suffit pas à avancer un nom. Il y eut, en effet, pas moins de trois revues dont l'intitulé commençait ainsi ; citons Les Marches du Sud-Ouest, Les Marches de l'Est, Les Marches de Provence. Sans doute peut-on éliminer la première qui devint après 1911 La Revue de France et des Pays français. Restent les deux suivantes, bien vivaces en 1913. Les Marches de l'Est, dirigée par Georges Ducrocq, fut créée la même année que L'Ile Sonnante. Elle s'éteindra, comme bien d'autres, à la déclaration de guerre. Les Marches de Provence avait été fondée plus récemment par J.-Aurélien Coulanges, en 1912. Plus éphémère, son dernier numéro porte la date du 3e trimestre 1913. S'il n'est pas possible d'écarter totalement Les Marches de l'Est, les indices ne manquent pas qui plaident pour un rapprochement des rédactions de L'Ile Sonnante et des Marches de Provence. L'examen des quelques numéros de cette dernière, en notre possession, montre que plusieurs des collaborateurs réguliers de la première collaboraient aussi à la seconde. Par ailleurs, Les Marches de Provence consacra son triple cahier du premier trimestre 1913 aux poètes fantaisistes. Les noms de Louis Pergaud, Michel Puy, Francis Carco, Tristan Derème, Roger Frène, directeurs ou membres du comité de rédaction de L'Ile Sonnante, figuraient au sommaire. Notons que J.-Aurélien Coulanges dirigeait parallèlement la toute jeune "Collection des 5" (Nouvelle Édition Nouvelle) qui se proposait d'éditer à petit nombre, et soumis à souscriptions, des ouvrages de poètes fantaisistes, comme Carco, Toulet, Derême, Léon Vérane, Jean-Marc Bernard, etc. Les Marches de Provence annonçaient pour paraître en juin 1913 La Flûte Fleurie de Derème. Il paraît juste de penser que les souscriptions annoncées dans la carte de ce dernier pussent concerner l'édition de cette plaquette. Une dernière trace des relations de Derème et de Coulanges se trouve dans le catalogue de la Bibliothèque Littéraire Albert-Louis Natural (vente du 8 décembre 2009) qui signale un envoi du premier au second sur Le Poème de la pipe et de l'escargot (Tarbes, Lesbordes, 1912) : "A Monsieur J. Aurélien Coulanges, Directeur des Marches de Provence".
Le destinataire de la carte de Derème serait donc J.-Aurélien Coulanges. Comment s'est-elle retrouvée dans un lot de lettres adressées à Paul Fort ? C'est une toute autre histoire que nous ne tâcherons pas d'élucider. Il est temps, en effet, de donner le texte de cet intéressant document :
23 Mai 1913.CAZERES-sur-GARONNEHaute-Garonne
TRISTAN DERÈME
Mon cher Directeur,
Toujours à la hâte, hélas !... Vous avez dû recevoir souscriptions de M. Peyré et Mme Sandrin. - Je vous soumets un projet, entre nous (n'en soufflez mot !). Michel Puy rêve de réunir en une seule plusieurs revues, les Soirées de Paris, le Gay Sçavoir, notre groupe. Il est fatigué et voudrait que la Direction de l'ensemble passât en d'autres mains que les siennes. - Je vous écris sans qu'il le sache, mais cela vous irait-il de diriger le tout ? Je vous serais tout dévoué dans la circonstance. Pour les Soirées de Paris, je doute que Billy lâche cela ; le Gay Sçavoir, je ne sais rien, mais supposez qu'on réunisselesvos Marches, les Facettes et l'Ile Sonnante, vous en tête, ce serait entre vos mains une belle revue. Qu'en pensez-vous ? Croyez-vous que Vérane y consente pour sa part ? Voyez si cela vous sourit ; je pense faire suivre l'Ile.
Bien à vousT. Derème
Ce qui semble présider au souhait d'un tel regroupement est l'esprit de fantaisie qui, à des degrés divers, anime chacun de ces titres. Les Soirées de Paris (février 1912 à juillet-août 1914), dirigée par André Billy jusqu'en février 1913, fut créée autour d'Apollinaire. Carco et Derème, notamment, y collaborèrent. Le Gay Sçavoir (10 mars 1913 à 15 mai 1914) fut fondée par Henri Strentz ; on retrouve dans ses sommaires les noms d'Apollinaire, de Roger Frène, de Louis Pergaud, de Michel Puy et de Léon Vérane, le directeur des Facettes (1912-1946), revue toulonnaise de belle tenue.
Nous ignorons jusqu'où furent menées les tractations et quelle fut la réponse de J.-Aurélien Coulanges ; toujours est-il que la fusion entre les cinq petites revues ne se fit pas. Il n'y eut de rapprochement effectif qu'entre L'Ile Sonnante et le Gay Sçavoir ; et à ce point effectif que cette dernière absorbera la première en janvier 1914.
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