JOSEPH BILLIET SE SOUVIENT DE L'ART LIBRE
Il y a déjà près de trois ans, je mettais en ligne deux billets consacrés à L'Art Libre, intéressante revue née en province, puisque lyonnaise, qui sut assurer un certain œcuménisme littéraire, ralliant dans ses sommaires défenseurs de la tradition et tenants de la modernité. Joseph Billiet, âgé d'à peine 23 ans lors de la fondation, en fut le directeur. Il était temps de rendre hommage à ce vaillant - qui fut pacifiste et fit, après guerre, une honorable carrière de critique d'art - en donnant à lire sa contribution à l'enquête sur "Les revues d'avant-garde" menée par Maurice Caillard et Charles Forot dans Belles-Lettres (n° 62-66, décembre 1924).
JOSEPH BILLIET
Vous êtes animé d'une trop aimable curiosité pour que je ne réponde pas de mon mieux à votre enquête. Je n'ai pas fondé d'autre revue que l'Art Libre. Et la meilleure documentation que je vous puisse apporter sera la collection de cet Art Libre, de 1909 à 1911, dont je vous envoie tous les fascicules, sauf le premier, totalement épuisé. Car, si fouiller dans les souvenirs est chose touchante, c'est chose décevante aussi. Voyons-nous mieux le passé que nous n'avions pressenti l'avenir ? Vous trouverez dans l'Art Libre nos tendances naïvement affirmées, car nous étions jeunes et enclins à croire peut-être que l'affirmation vaut l'acte. Je crois aujourd'hui que l'acte seul vaut, et c'est pourquoi j'ai cessé de fonder des revues, après cette expérience, pour me consacrer à d'autres travaux... et à mon œuvre personnelle, quand la vie le permet. Pour être active et efficace, une revue doit posséder de vastes forces financières. Ce n'est pas, en général, à des jeunes gens de vingt ans que ces forces sont confiées. Il est dangereusement illusoire aussi de compter sur un public, qui lit peu. Les ressources d'une revue, c'est aux produits pharmaceutiques, aux marques d'automobile, aux courtages de bourses qu'elle les doit, ... ou à de très désintéressés et anachroniques Mécènes.
Il m'est bien difficile de répondre à vos questions, un exposé historique y répondra peut-être :
Les raisons qui me poussèrent à grouper les collaborateurs les plus habituels de l'Art Libre furent évidemment des raisons de pure sympathie littéraire, car je ne connaissais, à mon point de départ, ni Théo Varlet, ni Romains, ni Le Fauconnier, ni Duhamel, ni Vildrac, ni Arcos, ni Paul Castiaux, qui furent les premiers à qui je fis appel. A Lyon même, où naquit notre œuvre, ce fut la réaction contre le sentiment de l'isolement - "rari nantes" - et contre l'hostilité ambiante qui me fit rechercher une forme expansive du groupe. Henry Dérieux, fut le premier, bien jeune alors, à qui je confiai mes projets. L'un de nous décida Henry Béraud et Frédéric Guitard, l'autre Paul Aeschimann, et au bout de deux mois environ, G.-J. Gros et Mermillon se joignirent à nous et leur revue naissante Epos conflua dans l'Art Libre. Plus tard vinrent Antoine Vicard, Louis Darmet, Louis Pize. Et nous vécûmes. Tantôt en Paris, tantôt en province, selon les avatars imposés par les nécessités alimentaires, je continuai d'exercer une direction constante sur les destinées de la revue qui s'élaborait à Lyon, grâce au travail pratique des camarades et de mon frère, récoltant les collaborations et les échanges. Nous eûmes Verhaeren, Henri de Régnier, Vielé-Griffin, Paul Claudel, André Spire, Georges Périn ; Luc Durtain, Alexandre Arnoux, Jean-Louis Vaudoyer, Jacques Rivière ; Tancrède de Visan, Carco, Jean-Marc Bernard, Guy-Charles Cros, Roger Allard, Mercereau, Albert Gleizes, Augustin Hamon et bien d'autres. Nous fûmes en relations avec près de soixante revues dont beaucoup sont mortes, mais qui nous apportaient de partout la fraternité de l'intelligence et l'odeur de la civilisation. Il y avait l'Effort, de Jean-Richard Bloch, Pan de Clary, les Guêpes, le Feu, l'Ile sonnante, le Divan, le Beffroi, les Bandeaux d'or, les Marges, les Actes des Poètes, les Marches de l'Est, l'Amitié de France ; les Loups, la Renaissance contemporaine, les Entretiens idéalistes, les Marches du Sud-Ouest, la Plume, La Nouvelle Revue Française, Vers et Prose, la Phalange ; et les revues belges : Le Thyrse, Durendal, les Visages de la Vie ; et Poesia de Marinetti ; et O Kallitechnès qui venait d'Athènes, etc., etc.
Sur les autres questions, je me récuse. Qui pourrait se vanter d'avoir exercé une influence à si courte portée de temps ? Et ce n'est pas parce que Romains, et Duhamel, ou Francis Carco et Béraud ont été mes collaborateurs que je m'arrogerai le mérite de l'influence que peuvent exercer sur des jeunes et pour des raisons bien différentes, Mort de quelqu'un ou Europe, et Possession du Monde, le Martyre de l'Obèse et Jésus la Caille ! Ce sont les œuvres seules qui comptent dans le temps. L'influence d'une revue est sinon locale, au moins momentanée. Le mérite de l'Art Libre fut d'avoir éveillé des curiosités, peut-être suscité des vocations ; le mien propre, d'avoir soutenu, contre des divergences intestines, une tendance littéraire en laquelle je voyais la force réelle, alors naissante, aujourd'hui affirmée, et qui fut celle du groupe appelé - peut-être improprement - unanimiste. C'est cette tendance dont je m'efforcerai quelque jour d'étudier la morale esthétique (c'est tout un) basée sur un mode de perception à correspondances cosmiques, contrôlée, au lieu de logique abstraite, par l'expérimentation scientifique, qui me paraît dominer le mouvement littéraire contemporain et porter en elle une métaphysique féconde parce qu'elle assigne à l'homme et aux Forces des divinités nouvelles.
Quant aux revues actuelles, je ne veux faire à aucune l'injure de la considérer comme une simple héritière. Nous avons, étant jeunes, proclamé bien haut notre athéisme. Nous ne suspecterons pas les autres d'avoir leurs poches remplies d'effigies ou de fétiches.
(p. 121-123)
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