lundi 4 mars 2013

DOCUMENT : LETTRE DE CHARLES VELLAY A LAURENT SAVIGNY (1er JUILLET 1898)

Les dernières années du XIXe siècle se caractérisent par un double mouvement de réaction : réaction contre le Symbolisme qui est relativement parvenu à s'imposer, d'une part ; réaction contre le parisianisme littéraire, de l'autre. Le pullulement de petites revues, souvent éphémères, témoigne de cette activité intense - et anarchique - de redéfinition du champ littéraire. Ces deux réactions vont d'ailleurs de pair, le Symbolisme apparaissant pour beaucoup de jeunes poètes de province comme une école issue des brumes septentrionales, nourrie d'influences étrangères, et développant une littérature artificielle ignorant la vie et l'action. Toute une jeunesse emboîte dès lors le pas de Saint-Georges de Bouhélier. Disons plutôt qu'elle va suivre son exemple, sans pour autant adhérer complètement aux postulats naturistes. En créant la Revue Naturiste, Bouhélier avait souhaité fédérer autour de ses théories ce large mouvement de réaction. La Revue Naturiste se voulait attentive aux nombreuses manifestations d'art qui naissaient et se développaient alors dans plusieurs régions de France, mais elle demeurait trop parisienne pour attirer vers elle des organes régionalistes surtout soucieux de leur indépendance. Ainsi, Laurent Savigny, directeur de La Province Nouvelle, revue auxerroise (mai 1896-mai 1898), critiquait-il assez sévèrement, dans son dernier numéro, la volonté hégémonique de Saint-Georges de Bouhélier :
Une revue parisienne s'occupant de décentralisation, c'est une anomalie curieuse mais, chose plus grave, c'est aussi un danger.
La Revue Naturiste, de par son titre même, affiche un programme nettement défini. C'est ce programme que M. Montfort est allé développé au congrès organisé par la Lutte à Bruxelles. C'est un programme qui devait prouver que le Naturisme est la seule forme possible de l'Art, tandis qu'avant et après M. Montfort, avec des arguments aussi précis et aussi peu convaincants, d'autres avaient tenté d'affirmer la préséance de l'Art pour l'Art, de l'Art social, de l'Art pour Dieu. Que voilà des distinctions bien inutiles ! L'Art n'est-il pas l'Art simplement ? Ce seul mot ne dit-il pas tout. Le commenter, le spécialiser, n'est-ce pas le diminuer ? Le Naturisme (de même que les autres formules du reste) est un moment, une partie de l'Art. Et il faut être, en réalité, présomptueux pour ériger en doctrine une manière de voir, spéciale à quelques écrivains, qui - nul n'y contredira -  ne représentent qu'une très-infime partie des jeunes hommes dont c'est la joie et la gloire de penser et d'écrire.
Comment se peut-il que ces mêmes jeunes hommes aient souscrit à l'invitation de la Revue Naturiste et de toutes parts, se soient groupés, comme on nous le dit, sous l'étiquette qu'elle arbore ?
Qu'on le veuille ou non, ils auront l'air de se syndiquer pour une apothéose de M. Saint-Georges de Bouhélier, fondateur et chef proclamé du Naturisme, le même M. de Bouhélier qui traite d'égal à égal avec les Camille Lemonnier, Émile Verhaeren, etc., et leur envoie un salut empreint d'une douce condescendance. Et non-seulement ils seront groupés inconsidérément autour de ce jeune poète en une escorte d'honneur, mais ils le feront à leurs frais, chaque groupe provincial étant invité à fournir une cotisation dont j'ignore exactement le chiffre.
On voudra bien remarquer que c'est là, somme toute, réalisée à Paris, l'idée lancée jadis par Jules Nadi, directeur de l'Œuvre, qui proposait de réunir en un seul tous les périodiques du Midi et de centraliser ainsi les talents et les énergies pour créer, en dehors de Paris, un vaste foyer d'art et d'intellectualité. En une lettre ouverte à M. Marius Vallabrègues, dont quelques-uns voudront peut-être se souvenir, je combattis cette idée de toutes mes forces, car elle me paraissait inutile et dangereuse, mais je suis prêt à la soutenir aujourd'hui, plutôt que de la voir mise en pratique comme nous en sommes menacés. De deux maux, je choisis le moindre.
Il ne faut pas nous y tromper, si le but poursuivi par la Revue Naturiste est atteint, c'est la mort des revues de province, c'est la négation de tous les efforts tentés par nous jusqu'à ce jour. Nous pouvons parler la tête haute de notre œuvre, si humble, si modeste et si éphémère, soit-elle. Nous avons combattu et nous combattons uniquement pour l'honneur et ce serait une calamité si tout ce que nous avons fait aboutissait à ce qui se prépare... (n° 25, mai 1898, p. 90)
La lettre que nous donnons ci-dessous semble s'inscrire dans le débat initié par le directeur de La Province Nouvelle, voire le prolonger. Écrite par Charles Vellay (1876-1953), dont le nom est resté, associé à celui de Georges Le Cardonnel, pour avoir été l'instigateur, en 1905, d'une enquête sur la Littérature contemporaine ; co-signée par Jules Nadi (1872-1928), directeur de L’Œuvre (juillet 1897-avril 1899), revue valentinoise à laquelle Vellay collaborait assidument, elle témoigne des liens tissés entre petites revues de province. S'il n'y est pas explicitement question du Naturisme, on comprend que les trois hommes (Vellay, Nadi, Savigny), aidés de quelques amis (Gasquet, Vallabrègues, Magre, Viollis, Paul-Louis Garnier) ont en projet de fonder une revue nouvelle. Il ne semble pas que celle-ci ait vu le jour, malgré l'apparent avancement de sa préparation. Cette lettre aura au moins l'intérêt de faire apparaître les conditions matérielles de création d'une revue, en province, à la fin du XIXe siècle, et, historiquement, de nous apprendre qu'on envisagea un temps de fusionner les rédactions de L’Œuvre et de La Province Nouvelle, peut-être dans l'intention de "centraliser (...) les talents et les énergies pour créer, en dehors de Paris, un vaste foyer d'art et d'intellectualité".
Valence, 1, faubourg Saint-Jacques
Ce vendredi, 1er juillet, 1898
Mon cher ami,
Me voici installé à Valence, où j'ai eu la joie de rencontrer dès mon arrivée l'ami Nadi. Vous savez combien son âme est pure et suave ; j'en éprouve maintenant plus que jamais toute la joie qu'il m'avait fait pressentir. J'ai déjà beaucoup causé avec lui, et en particulier de la revue. Je vous ai envoyé un mot, joint à la dernière lettre de Gasquet, pour vous dire expliquer pourquoi je ne pouvais aller à Auxerre, mais vous y verrez bientôt Gasquet et sa femme. Causez avec lui de toutes choses ; ici, Nadi et moi, nous allons nous occuper de la chose le plus activement possible. C'est de concert que nous vous écrivons. Il est entendu que vous prendrez en mains l'administration de la Revue. Si jusqu'en octobre, vous êtes trop occupé, chacun de nous vous aidera en se chargeant de la propagande et de l'établissement de la revue dans son milieu. Mais, En octobre, vous commenceriez à vous occuper du service des envois et de l'impression. A propos de l'impression, Gasquet, qui donnera à chaque numéro une chronique littéraire tient absolument à ce que cette chronique paraisse en caractères aussi gros que ceux du corps de la revue. Donc, au lieu de demander à votre imprimeur 8 pages de corps 7, demandez-lui en seulement 2, pour les échos. Cela d'ailleurs fera réduire le prix de la revue, et au lieu de 190 fr., tâchez de le faire mettre à 175 par exemple. Comme je n'entends absolument rien à vos termes d'imprimerie, dites-moi à quoi correspond le corps 10, en me citant telle page de la P[rovince]. N[ouvelle]. imprimée ainsi. Ce qu'il nous faudrait, c'est le caractère qui a servi à imprimer le Narcisse de Gasquet, dans un de vos derniers n°.

Au point de vue purement pécuniaire, je crois que nous pouvons être tranquilles. Nous aurons sans doute réuni 2000 à 3000 francs au 1er octobre. Avec cela nous pouvons marcher pendant un an.

Voici, jusqu'à présent, les adhésions : Vallabrègues, Savigny, Gasquet, Nadi, Vellay, Magre, Viollis, Paul Louis Garnier (correspondant de Paris).

J'attends de vos nouvelles.
Je vous serre les mains

Charles Vellay
1, faubourg Saint-Jacques
Valence (Drôme)
Avec ce bon Vellay le projet qui m'est cher trouvera une solution prochaine. Aidez-nous fraternellement.
Votre bon ami
JNadi.

1 commentaire:

  1. Je connaissais Charles Vellay fcomme un des deux co-fontateurs, avec Albert Mathiez, de la Société des Etudes Robespierristes. Je ne connaissais pas cet aspect du personnage. Merci

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