GABRIEL DE LA SALLE : LITTÉRATURE DE REVUES
[Puisque nous en sommes à mettre en ligne quelques sommaires détaillés de livraisons de L'Art social, il nous a semblé opportun de retranscrire l'intéressant article de Gabriel de La Salle ouvrant le douzième numéro de cette petite revue de combat. Avec une lucidité certaine, l'auteur attire l'attention sur l'importance croissante du phénomène revuistique dans le champ littéraire contemporain : c'est là, à bien y regarder, que se joue l'avenir de la littérature. Qui sera littérature de combat ou ne sera pas ! Car l'article, polémique, prend position contre "les écoles décadentes impuissantes et agonisantes", en faveur d'un engagement de l'artiste et du littérateur dans la société. Nous sommes en novembre 1892 : les premiers coups contre le symbolisme sont donnés.]
"Littérature de revues"
à mes Confrères des Revues.
Il semblerait qu'un vent de discorde souffle sur les Revues depuis quelques mois, depuis que les Quotidiens, sortant de l'égoïste réserve en laquelle ils s'étaient tenus jusqu'alors, ont entrebâillé leurs colonnes et ont permis, - parcimonieusement encore, - qu'on s'occupât chez eux de leurs jeunes confrères les littérateurs.
Partout un peu, chez les mensuelles ou chez les bi-mensuelles, chez les parisiennes ou chez les provinciales, voire chez les étrangères de langue française, les plumes s'aiguisent, en prévision sans doute d'une âpre et prochaine lutte ; les articles de critique, alors même qu'ils sont courts, deviennent plus acerbes, moins justes, et paraissent oublier que la courtoisie, entre les combattants pour l'Art, doit être de règle ; les secrétaires de rédaction, ou ceux qui sont chargés des grosses besognes littéraires, des anonymes le plus souvent, dans leurs rapides notules de dénigrement ou de riposte, laissent volontiers, sur le brouillon de la copie, tomber le gros mot qui prend parfois les allures de l'injure. Et tout cela, naturellement, sous le prétexte d'art ou de critique d'art.
Ce n'est pas seulement aux attitudes de conviction ou d’apparat que les périodiques s'en prennent ; ce n'est pas seulement, aussi, au talent de tel ou tel poète ou de tel ou tel prosateur que l'on refuse le droit d'être : c'est aux personnalités elles-mêmes que l'on cherche noise, hypocritement, sous le couvert de l'allusion, méchamment.
Eh ! mon Dieu, oui ! tant que celui-ci ou celui-là, n'importe qui, les talentueux quelconques, sont - faute de pouvoir mieux - restés modestement dans la foule des chevaucheurs de chimères en quête de renommée, ils ont eu, dans l'intimité ambiante, des thuriféraires, des admirateurs. Mais le jour où leur personnelle chevauchée a pris le large et a fait mine de les emporter vers les cimes, tous ceux qui, auparavant, n'avaient pas assez d'encens pour leur brûler sous le nez, se sont pendus à leurs basques afin de les empêcher de monter. Heureux encore, quand les malmenés par la vie, parvenus à l'âge gâteux, on les a silencieusement laissés s'enliser dans l'ombre sans leur écraser le visage avec quelque amical pavé d'ours ; heureux quand on n'a pas pompeusement étalé leurs productions séniles. Tout ce qui avait paru grand jusqu'alors dans l'oeuvre de ceux que l'on veut tuer parce qu'ils gênent, est dépiauté et jeté à l’égout ; il n'est pas jusqu'à leur nom que l'on ne travestisse pour les ridiculiser, jusqu'à leurs infirmités physiques que l'on n'étale pour les rendre antipathiques. Ceux qui se croient les grands seigneurs ne dédaignent pas cette petite guerre-là, et tel bazar littéraire qui a pour spécialité de tenir l'article à treize, a l'heur de voir le nombre de ses abonnés augmenter et, par suite, son tirage croître, en grande partie parce que les critiquaillons qui y collaborent ont l'engueulade prête pour tous ceux qui ne sont pas de la boutique.
Oh ! les belles mœurs littéraires que cela nous fait ! ô ! grandeur d'un art qui devrait être si lumineux et si digne, comme on te trouverait minuscule, mesquine, s'il existait des instruments pour te mesurer et des natures droites pour se servir de ces instruments !
Les instruments ? Si, ils existent. Mais ils sont entre les mains de faiseurs d'affaires, et c'est avec ces faux poids qui sont l'envie, la haine, la jalousie, qu'est pesé tout ce que la plume et la pensée produisent. Nul, ou bien peu, n'a la générosité de tendre fraternellement la main au lutteur d'à côté : on ne veut voir en lui qu'un ennemi.
Les luttes politiques d'antan ont créé toute une génération de condottieri ; les rivalités des partis qui se disputaient le pouvoir ont versé leur virus, avec l'exemple, dans l'âme de ceux qui, pourtant, ne sont pas faits pour un tel état de combativité : tout l'art en est imprégné. Aujourd'hui, il paraît, c'est faire du grand art que de prendre l'oeuvre d'un monsieur, d'en extraire tout ce qu'il peut y avoir de négligé, d'ameuter contre lui les sots et de rire à ses dépens. Est-ce qu'on s'occupe de l'Idée qu'il peut y avoir sous un habillage imparfait ! L'Idée, à quoi ça peut-il bien servir ? Et c'est faire aussi de l'art que de répondre à des diatribes, - méchantes parfois, c'est vrai - et à des ironies par des coups de matraque.
La raison de tout cela est-elle si cachée qu'on ne la puisse voir ? Et faut-il aller jusqu'au fond pour la découvrir ? Non, elle crève les yeux. Chacun ayant résolu d'être celui qui sera un jour sacré génie, il en résulte que les avenues qui mènent à la gloire sont encombrées. Donc lutte ; lutte pour l'existence intellectuelle. On ne se dit point qu'il n'est pas qu'une seule voie pour atteindre à cette gloire enviée ; on n'en veut voir qu'une : l'originalité.
Les chemins latéraux ou parallèles sont déserts alors que dans la poussière de la grand'route c'est une foule bigarrée qui se heurte, qui dispute ; c'est une cohue qui se presse, avide d'arriver. Combien arrivent ? Combien arriveront ?
Depuis des années, depuis le jour où le Parnasse qui succédait au Romantisme s'est lui-même reconnu impuissant à donner une direction à l'âme humaine et a tristement versé dans le grotesque, on n'a été, en littérature, - celle qui se croit l'unique, la vraie, - préoccupé que d'une chose : être original. On l'a été, oh ! oui, mais pour ne pas dire grand'chose. Il y a eu les Christophe Colombs de la formule comme il y a eu les Cassinis du moule. Le nombre des méthodes tenues en poche, religieusement gardées, comme des Arches, dans la sainte obscurité des cénacles, jusqu'au jour où elles ont essayé de s'imposer comme des Évangiles, est incalculable. Si originales qu'elles fussent, ces méthodes, autant en a emporté le vent ! Les chaires que l'on a dressées et d'où l'on s'efforçait de tonner et d'évangéliser, se sont effondrées, sapées, beaucoup par le ridicule qui les étayait et un peu aussi par les méthodes voisines qui n'ont pas tardé à subir le même sort.
Aujourd'hui la décadence est flagrante ; et il est navrant de voir que c'est le bazar à treize que l'on considère, non seulement chez nous, mais aussi à l'étranger, comme étant l'expression exacte du mouvement littéraire français. Nulle grandeur : rien que des noix de coco que l'on façonne ; nul emballement de générosité en faveur de ceux qui souffrent, - emballement qui pourrait déterminer le courant d'idées libérateur : rien que des marrons d'Inde que l'on sculpte.
Mais reconnaissons-le, l'extension prise par les Revues et l'influence, ou plutôt les influences qu'elles ont toutes, petites et grandes, sur les cerveaux juvénilement ambitieux d'exprimer leur pensée dans la forme écrite, seront certainement le côté particulier de notre heure littéraire. Malheureusement cette extension n'est pas dirigée, ou, si elle a ses mentors, ils sont aveugles : elle n'a que des buts vagues, imprécis. Il n'y a point de solidarité entre les Revues ; chacune combat son combat, ferraille dans le vide ou façonne son marron d'Inde. La loi du plus fort est habilement pratiquée par les maîtres de l'inutile littérature ; c'est par-dessus l'épaule que les faibles sont regardés. Struggle for life ! La place accordée par deux ou trois quotidiens à la critique des périodiques est prise, sans désemparer, par ceux mêmes qui, loyalement, devaient se récuser puisqu'ils sont juges et parties, puisqu'ils sont eux-mêmes directeurs de Revues.
Qu'est-ce que cela fait ? Qu'est-ce que les dédains pour les faibles, montrés par les forts prouvent ? Ceci : que l'égoïsme bourgeois a poussé ses sauvageons partout et que les artistes sont aussi philistins que les philistins. Devons-nous nous en affliger et nous révolter contre ces étranges tendances ? Que non pas ! Ce serait perdre son temps.
Mais que ceux qui ont la vision d'un lendemain tout autre laissent pisser le mérinos, leur tour viendra. Il faudra bien qu'un jour l'opinion, - de qui l'Art relève, après tout, - finisse par trouver qu'elle en a assez de toutes les chinoiseries ciselées qu'on lui sert, dont elle ne s'occupe que fort peu, il est vrai, et s'avise enfin de réclamer quelque chose de plus substantiel. L'heure n'est peut-être pas éloignée, où, en face des écoles décadentes impuissantes et agonisantes, se dressera, fière et résolue, une glorieuse phalange de poètes de combat.
Gabriel De La Salle.
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