On voudra bien me pardonner de donner à lire parfois une lettre avant même la mise en ligne des billets bibliographiques concernant la petite revue dont il est question dans ce document. Que l'on considère cette douce infraction à la règle qui veut que l'annexe suive l'étude, comme une fantaisie. Puis, comment faire autrement ? Car à trop fréquenter les petites revues on finit par se prendre d'affection pour certaines figures, plus que moribondes dans la très-officielle histoire littéraire, hyperactives pourtant et rayonnantes dans la littérature de l'époque. J'ai eu l'occasion d'avouer déjà ma sympathie pour un Gaston Picard ; les visiteurs réguliers du blog auront deviné mon intérêt pour Jean Royère, dont la poésie poursuivait le rêve mallarméen, et qui anima des revues non négligeables : la nouvelle série des Écrits pour l'Art, la Phalange (1re et 2e série), Plume au Vent, le Manuscrit Autographe, L'Esprit français. La première Phalange (1906-1914), notamment, compte parmi les cinq plus importantes revues de l'avant-guerre. Son influence fut grande. Sans doute parce que Jean Royère n'en fit pas l'organe d'une école - celui, par exemple, du néo-symbolisme que ses articles défendaient, théorisaient, et que son œuvre poétique illustrait - mais un espace ouvert, accueillant toutes les tendances, à condition qu'elles ne fussent pas dogmatiques, et toutes les générations. Royère avait su attirer aussi bien les aînés du Symbolisme que les plus jeunes et plus novateurs poètes. Apollinaire, naturellement, fut de cette Phalange ; André Breton aussi. Et Francis Carco, qui sortait à peine de l'adolescence. Il n'avait pas encore vingt et un ans lorsqu'il donna sa première collaboration à la revue de Royère ; il n'était pas encore cette pittoresque figure montmartroise. Il vivait en province et s'ennuyait. Il est aisé de comprendre ce qu'une publication dans une revue parisienne d'avant-garde pouvait alors représenter pour un jeune poète échoué en Aveyron.
Rodez, ce vendredi 1er Mars 1907
Mon cher Monsieur,
Je vous remercie de tout cœur de ce que vous me dites touchant ma collaboration à la Phalange, car ce m'est un grand avantage de faire partie d'un groupe artistique aussi intéressant que le vôtre.Ce que vous me dites de mes poèmes est aussi pour me plaire. Si vous le désirez je vous adresserai plus tard quelques pièces écrites selon le vers libre. Mais je me méfie de ce genre, car, de tempérament méditerranéen (ma famille est d'origine florentine) il me semble que je sois moins porté au vers librisme qu'aux mètres réguliers. Mais ne renouvellons pas les vieilles querelles.C'est avec la plus grande joie que je recevrai les n°s antérieurs de la Phalange et la collection des Écrits pour l'Art. J'oublierai, à les lire, mon exil dans une petite préfecture de province où tout est morne, indifférent et triste.Je suis avec reconnaissance, votre entièrement dévoué
F. Carco
Carco deviendra un collaborateur assez régulier de la revue de Jean Royère. Sa participation plus assidue encore aux Guêpes, revue maurrassienne qui avait pris Royère en grippe et ne le ménageait guère, ne semble pas avoir troublé les bonnes relations entre les deux hommes. Les Guêpes comptait d'ailleurs dans ses rangs d'anciens phalangistes : Henri Clouard et Jean-Marc Bernard, qui ne furent pas les moins virulents. Carco ne prit toutefois pas part aux polémiques sur le classicisme opposant les deux groupes. Certes, la lettre à Royère le confirme, il n'avait pas retenu du Symbolisme ses innovations techniques, le vers libre, bien plutôt sa liberté d'esprit et ses recherches de musicalité. Le fantaisiste Carco demeura, ainsi, loin de toute querelle, reconnaissant à Jean Royère qui, parmi les premiers, l'avait accueilli ; et, lorsque Belles-Lettres l'interrogera à l'occasion de son enquête sur les revues d'avant-garde (n° 62-66, décembre 1924), c'est à la Phalange que Carco rendra hommage :
Mais... La Phalange, parce qu'on y tenait en grande admiration Mallarmé, Corbière, Rimbaud, et que son directeur Jean Royère ne rougissait pas d'imprimer des jeunes absolument inconnus... Cette revue a groupé les meilleurs écrivains de ce temps ; elle les a protégés du réalisme ignoble et dirigés vers de plus nobles ambitions. Un Jules Romains, un Valery Larbaud, un Roger Allard, un Guy Lavaud, etc... appartenaient à La Phalange, je suis fier d'avoir débuté dans les lettres en leur compagnie, car - quelques directions que nous ayons suivies depuis - notre amour est resté le même pour nos maîtres... Les miens n'étaient point, cependant, que ces poètes devant lesquels je m'incline toujours... Je veux dire que, dans le roman, je préférais Paul Bourget, Maurice Barrès à d'autres. Mais c'était mon droit, et jamais Jean Royère ne nous a imposé de lois contre lesquelles il n'est pas de recours. Honneur à lui et à son admirable empressement à aider un cadet ! Aujourd'hui comme demain je demeure son obligé. (p. 130)
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