jeudi 11 août 2011

"LES JEUNES REVUES", PAR PAUL SOUDAY

[A la veille d'une fermeture temporaire du blog, pour cause de vacances bien méritées, je soumets à la méditation du visiteur cet article de Paul Souday, pêché dans Le Temps du 29 septembre 1894. L'auteur y donne des précisions qui ne sont pas sans intérêt pour ceux que la vie des petites revues ne laisse pas indifférent. La série de questions qui conclut l'article, plus d'un siècle plus tard, nous amuse. Souday avait tort, et Remy de Gourmont lui répondra dans sa préface à la Bibliographie des petites revues.]
AU JOUR LE JOUR
Les jeunes revues
Nous avons raconté la vie et la mort de la Revue indépendante, dont l'histoire est si étroitement liée à celle des plus récentes écoles littéraires. Dès que commença son déclin, le rôle d'éclaireur littéraire qu'elle avait dignement joué sous la direction de MM. Fénéon et de Wyzewa fut repris par d'autres publications. Il faut citer au premier rang la Revue contemporaine, qui parut pendant deux années (1885 et 1886), avec M. Adrien Remacle pour directeur et M. Édouard Rod pour rédacteur en chef. Mais son cadre dépassait celui des jeunes revues ; elle avait le format de la Revue des Deux Mondes ; la plupart de ses rédacteurs étaient des écrivains sinon « arrivés », au moins sur le point d'arriver, et à qui le succès n'était point interdit par un ésotérisme excessif. Nous trouvons sur les sommaires des premiers numéros, les noms de MM. Jules de Goncourt, Émile Hennequin, Édouard Rod, Edmond Haraucourt, Harry Alis, Leconte de Lisle, Théodore de Banville, Francis de Pressensé, Henry Becque, Tourgueneff, Bouchor, Guy de Maupassant, Jules Lemaître, Maurice Barrès, Mathias Morhardt, etc.
Dans l'avis au public, mis en tête du premier numéro, on lisait ces lignes qu'avait rédigées notre regretté collaborateur Émile Hennequin :
La Revue contemporaine s'efforcera de n'être d'aucune école. Elle pratiquera l'indifférence à l'endroit des doctrines, et le choix à l'endroit du talent. Elle compte avoir l'honneur de recevoir chez elle toutes les sommités, en ne s'enquérant que de leur hauteur, non de leur orientation.
On a vu qu'une déclaration semblable avait servi de programme à la Revue indépendante (série Dujardin-Wyzewa) et déjà M. Catulle Mendès considérait comme un des meilleurs titres de gloire des revues qu'il a dirigées, d'avoir accueilli les œuvres les plus différentes, d'avoir fait voisiner par exemple Leconte de Lisle et Zola.
 Si nous arrivons aux jeunes revues qui paraissent encore aujourd'hui, nous voyons que toutes, ou du moins toutes celles qui sont spécialement littéraires, ont affiché le même programme :
… Des trois buts. dit M. Alfred Vallette dans la préface du Mercure de France qu'il a fondé en 1890 et qu'il dirige encore, des trois buts que peut se proposer un périodique littéraire, ou gagner de l'argent, ou grouper des auteurs en communion d'esthétique, formant école et s'efforçant au prosélytisme, ou enfin publier des œuvres purement artistiques et des conceptions assez hétérodoxes pour n'être point accueillies des feuilles qui comptent avec la clientèle, c'est ce dernier que nous avons choisi, nous connaissant du reste trop déplorables spéculateurs pour espérer la métamorphose de nos écrits en or, et sachant introuvables en cette transitoire période que nous traversons les éléments d'une école littéraire.
Chacun est ici absolument libre, responsable de ses seuls dire et point solidaire du voisin.
Et dans une autre occasion, M. Vallette reprend :
Il faut bien le répéter. Ce n'est pas en vue de prosélytisme au profit d'une esthétique déterminée, du triomphe d'une école, pas même par sympathie de talents que nous nous sommes groupés, mais uniquement et plus modestement pour avoir un coin propre où imprimer, sans craindre les refus, coupures et tripatouillages d'un directeur, ce qu'il nous plaît d'écrire.
Pareillement, la Plume, lisons-nous sur sa couverture, « est absolument indépendante. Elle ne prend parti dans aucune querelle littéraire et veut rester la tribune libre où chacun peut, sous sa responsabilité personnelle, émettre ses idées. »
De même l’Ermitage, de même la Revue Blanche et l’Idée libre, comptent parmi leurs collaborateurs les esprits les plus divers, qui souvent n'hésitent point à entamer une polémique dont les attaques et les ripostes paraissent dans le même recueil. Au Mercure, les éreintements les plus formidables ont été ceux de certains rédacteurs du Mercure par leurs propres collaborateurs.
Ils ne s'accordent que sur un point la nécessité de ne pas s'accorder. « Il n'y a en art que des individualités chacun doit suivre son tempérament, etc. », voilà les phrases que vous retrouverez à chaque page dans les jeunes revues d'aujourd'hui. Leur répondrons-nous, comme fit Goethe à un qui se vantait de n'avoir point de maître : « Vous êtes donc un sot de votre propre fait ? »
Bornons-nous à constater cette absolue anarchie esthétique, qui, avec une haine commune pour la plupart des écrivains en vogue, un idéalisme peu défini et un assez vif penchant pour les littératures du Nord, parait être le seul caractère général de ceux qu'on désigne habituellement sous le nom de « jeunes ».
Aussi se sont-ils unanimement révoltés contre les théories nouvelles de M. Jean Moréas, qu'ils avaient jusque-là considéré comme le plus brillant d'entre eux, lorsque l'auteur du Pèlerin passionné promulgua une esthétique que je ne puis exposer en détail, mais qui consiste essentiellement dans un retour à la tradition classique. L'école romane française, fondée par M. Moréas, se compose de MM. Raymond de la Tailhède, Maurice du Plessys, Charles Maurras et Ernest Raynaud, auxquels il faut joindre M. Hugues Rebell.
Énumérons à présent les principales des « jeunes revues » qui paraissent aujourd'hui.
J'ai dit que le Mercure de France a été fondé en 1890 et qu'il appartenait à une association de jeunes écrivains qui se partageaient les frais. Il vient de se constituer en société anonyme au capital de 75,000 fr. (en 750 actions de 100 francs) ; les fondateurs auront naturellement certains avantages, et M. Vallette sera président du conseil d'administration. Le Mercure a 700 abonnés, dont 300 en France et 400 à l'étranger (la plupart en Hollande) ; la vente au numéro est de 200 à 300 exemplaires. Les frais sont donc à peu près couverts, puisque le numéro se vend 1 franc ; et si le tirage continue à monter, M. Vallette espère payer bientôt la copie. Les fondateurs du Mercure étaient : le regretté Albert Aurier, Jean Court, Louis Denise, Édouard Dubus, Louis Dumur, Remy de Gourmont, Julien Leclercq, Ernest Raynaud, Jules Renard, Albert Samain, Alfred Vallette. La plupart sont poètes ; Aurier s'occupait aussi de critique d'art ; M. Dubus, de magie ; M. de Gourmont a publié un ouvrage d'érudition sur le Latin mystique ; M. Ernest Raynaud est un disciple de Jean Moréas, membre de l’École romane ; M. Jules Renard est un humoriste ; M. Alfred Vallette a écrit des romans néo-réalistes. Collaborent également au Mercure : les poètes Laurent Tailhade, Pierre Quillard, F. Hérold, Saint-Pol-Roux-le-Magnifique, le philosophe Gaston Danville, auteur d'une Psychologie de l'Amour, etc.
L’Ermitage, fondé également en 1890, tire environ à 1,000 exemplaires et se vend 80 centimes ; il a pour directeur M. Henri Mazel, auteur de drames philosophiques, de poèmes en prose, sociologue, critique et historien. Ses principaux collaborateurs sont MM. Hugues Rebell, romancier et philosophe, auteur des Chants de la pluie et du soleil ; Adolphe Retté, qui s'est révélé humoriste amusant sous le nom d'Harold Swan, Stuart Merril, Marc Legrand, Edmond Pilon, Vielé-Griffin, Delaroche, Henri de Régnier, poètes ; Jacques des Gachons, René Boylesve, Joseph Declareuil, Georges Fourest, etc. etc. L'Ermitage, bien qu'il soit avant tout littéraire, fait une place aux questions de sociologie. Il institua récemment un referendum des jeunes écrivains sur cette question : « Quelle est la meilleure condition du Bien social, une organisation libre et spontanée ou bien une organisation disciplinée et méthodique ? Vers laquelle de ces conceptions sociales doivent aller les préférences de l'artiste ? » Sur quatre-vingt-dix-neuf jeunes écrivains qui répondirent à la question, vingt-trois furent partisans de la contrainte (six aristocrates, dix socialistes, sept autoritaires), vingt-quatre furent d'opinions intermédiaires ou indifférentes cinquante-deux furent partisans de la liberté (quatorze libéraux mitigés, vingt-sept libéraux purs et simples, onze libéraux anarchistes).
L'Idée libre, également fondée sur le système de la coopération, a déjà trois années d'existence. Tirage : six à sept cents exemplaires. Principaux collaborateurs Émile Besnus, Baud-Bovy, E. Jaubert, Guinaudeau, Hinzelin, Vérola, Maurice Pottecher, Mathias Morhardt, Alfred Mortier, etc., etc.
La Plume, fondée en 1889 par M. Léon Deschamps, appartient à une société anonyme au capital de 40,000 fr. Elle a produit en 1892 3,000 fr. de bénéfice net, et, en 1893, 11,000 fr. Elle est présentement la seule des jeunes revues qui gagne de l'argent. Le tirage ordinaire est de 1,800, mais certains numéros exceptionnels se sont vendus jusqu'à 3,000 exemplaires. M. Deschamps a, en outre, édité une trentaine de volumes et créé ces « Banquets de la Plume » dont parlait récemment notre éminent collaborateur Jules Claretie et qui ont eu l'avantage de créer des sympathies au moins personnelles, sinon littéraires, entre des écrivains et de situation d'âge différents, qui ne se connaissaient pas et se détestaient de confiance.
 La Revue blanche, fondée en 1890, par M. Alexandre Natanson, dont elle est la propriété, compte parmi ses collaborateurs MM. Henri de Régnier, Romain Coolus, Charles Henry, Saint-Pol-Roux le Magnifique, Vielé-Griffin, Alfred Ernst, Lucien Muhlfeld, Léon Blum, etc., etc. Elle est suivie d'une partie fantaisiste fort amusante, le Chasseur de chevelures, qui fut jadis une revue distincte, rédigée par MM. Tristan Bernard, « moniteur du possible », et Pierre Veber, « déformateur du réel ». J'ai trouvé dans le Chasseur de chevelures quelques-uns des meilleurs calembours que je connaisse. Que dites-vous de ceci (nous sommes au dernier Salon du Champ-de-Mars,devant le portrait de Whistler) :
« Je voudrais bien savoir quel est ce gentilhomme,
Si c'est un grand seigneur et comment il se nomme ?
Mais c'est monsieur de Montesquiou.
Thank you. »
» M. de Montesquiou est le même qui écrivit un livre célèbre, à l'éloge du vicomte de Borrelli : le Chef des auteurs zouaves. »
L'Art et la Vie (fondée en 1892, succédant à la Revue jeune qui avait déjà deux ans d'existence : système de la coopération ; tirage huit cents) est une revue plus philosophique que littéraire, et qui présente cette originalité d'avoir une certaine unité de direction. Ses collaborateurs ont d'ailleurs presque tous la même origine, à savoir l'Université; les principaux d'entre eux sont MM. Pujo, Rajon, Henry Bérenger, Bunand, Carmellin, Edouard Fuster, Albert Livet, Firmin Roz, Fernand Weyl, etc… M. Gabriel Séailles, maître de conférences de philosophie à la Sorbonne, dont ces jeunes gens sont presque tous les élèves, leur a donné quelques articles, ainsi que MM. Jules Case et Aman Jean.
Telles sont, brièvement, les principales « jeunes revues » d'aujourd'hui. Et, quoi que vous ayez pu croire, elles ont un public, elles ont des abonnés, sinon des lecteurs. Que dis-je ! Elles sont à la mode dans certains milieux. Le Théâtre-Libre a prouvé que Paris compte un nombre suffisant de Mécènes pour faire vivre une entreprise artistique qui n'eût point réussi par les moyens ordinaires. Déjà M. Édouard Dujardin avait imaginé un moyen très ingénieux de gagner de l'argent avec la Revue indépendante ; l'abonnement banal, l'abonnement de tout le monde, coûtait 15 francs par an ; il inventa un abonnement de luxe, papier du Japon, estampes, etc… : ci, 100 francs par an. Il avait déjà plus de cinquante abonnés à 100 francs, avant que le premier numéro fût paru ; voulez-vous des noms ? ils sont instructifs :
Mme George Bizet, MM. Jacques Blanche, Winchester du Bouchet, Caro, Houston Stewart Chamberlain, comtesse de Chambrun, The earl of Dysart, Charles Ephrussi, Marius Fontane, Mmes Benoit et Léon Fould, Grudzinska, vicomtesse Greffulhe, MM. Charles Hayem, Vincent d'Indy, prince Edmond de Polignac, comte Stanislas Rzewuski, baron de Volzogen, etc…
Mais ces jeunes revues qui, administrées avec un peu d'habileté, peuvent s'assurer une existence matérielle honorable, quel est leur rôle et que vaut-il ? Est-il profitable à un jeune écrivain de débuter dans ces revues ? et devons-nous les lire sous peine de n’être plus au courant de l'histoire littéraire ?
Telles sont les questions sur lesquelles j'ai demandé leur opinion à plusieurs écrivains aujourd'hui célèbres, dont certains ont collaboré jadis aux jeunes revues. – Paul Souday.

2 commentaires:

  1. Merci beaucoup pour ce site si important !

    MG

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  2. Merci à vous pour ce commentaire, qui fait bien plaisir tout de même.

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